Daniel Conrad et Benoit Domis présentent : Ténèbres 2000,

Les futurs maîtres français de la terreur, éd. Naturellement, mai 2000

 

Bien connue dans les milieux de l'Imaginaire, la revue Ténèbres n'a pas trois ans. Elle publie des nouvelles de qualité, de grands auteurs, de toutes nationalités, mais aussi des oeuvres de débutants. En trente mois, ses rédacteurs ont reçu près de 2.500 nouvelles... Si ce chiffre témoigne de la belle santé du genre, on perçoit aussi les difficultés rencontrées par les deux amis pour réduire à 1% ce total impressionnant : 21 nouvelles, dont le choix est assumé par les rédacteurs dans la préface où, avec honnêteté, ils reconnaissent les critères de leur choix et les dures lois de la publication.


On peut trouver singulier l'idée de faire préfacer le recueil par Poppy Z.
Brite, apparemment comme si une caution américaine était nécessaire pour en assurer la promotion. Mais, en plus, chaque nouvelle est précédée d'une citation de Brite. On connaît l'amour débordant que Domis, et surtout Conrad, portent à Brite, mais la signification du geste n'est pas claire. Faut-il voir, dans cette préséance, une incitation, une confrontation, ou la mise en évidence d'une quasi-omniprésence de Brite sur tous les sujets, que ses citations sont censées devoir éclairer? N'y avait-il pas un auteur français chevronné pour jouer ce rôle? À défaut de pouvoir répondre à cette singularité éditoriale, reconnaissons qu'elle donne la possibilité au lecteur de disposer d'une banale introduction de Poppy où elle fait état de son parcours d'écrivain et de ses goûts littéraires. Quant aux nouvelles, le seul intérêt de ce recueil, elles se trouvent réparties en quatre rubriques : vampires, sorcières et lieux hantés; folie; amours cruels; tendres chérubins. Il serait possible de partir de ce classement pour apprécier les auteurs des oeuvres. Mais on peut aussi procéder différemment.


Si j'avais à caractériser une particularité historique de l'esprit français dans le domaine de la terreur, je dirais que, alors que tant d'oeuvres publiées de la littérature de l'imaginaire font actuellement de la surenchère dans la monstration, accumulant les gros effets, voire le gore, il y a une utilisation subtile par les Français des thèmes et des formes littéraires propices aux jeux de l'incertitude. Ce type de fantastique suppose que l'interprétation du texte soit faite en partie par le lecteur et que son écriture passe par l'euphémisation des représentations de la surnature, ou la subtilité de son détournement. Ce recueil en présente un bon échantillonnage, avec quelques nouvelles sages, mais insidieuses, écrites parfois avec un détachement qui confine à la dérision. Pas de malice en tous cas dans la classique
Maison d'en face, d'Odile Kennel, qui utilise l'idée originale d'un lierre meurtrier dans la maison qu'il hante. De la surprise dans la cauda de Le mal sombre, d'Olivier Brigale, dont le personnage - et il n'est pas le seul actuellement - a des problèmes avec le pétrole. De l'insolite dans Baby Building, de S. Bertrand et R. Fallour, qui imaginent une société de demain où chacun aurait l'enfant qu'il désire, mais à condition de le modeler lui-même, ce qui ménage bien des surprises. De la distanciation et du burlesque dans La sorcière, de Joëlle Brethes, avec un rapprochement inopiné entre le convoyage automobile et la bourse des usagers de la route avec un traditionnel balai de supermarché. Le nécrophile de Momies Blues manifeste un humour et une impassibilité anglo-saxons dans le choix de ses élues, dans le style pince-sans-rire d'Alain Delbe, de plus en plus tourné littérairement vers l'absurdité anodine et les conséquences perturbantes qu'on peut en tirer. Dans La musique du monde avant Belle, mélange de poésie et de questionnement, Michel Loetscher évoque l'énigmatique beauté inaltérable d'une star, qui phagocyte la vie d'un personnage au point de le dominer entièrement. Le locataire de Raymond Iss voyage par des escaliers et portes dérobées dans un immeuble labyrinthique qui se dépeuple, sans s'apercevoir de suite de ce qu'il a cuisiné avec le contenu des congélateurs (À la carte ou au menu?). Un seul auteur a droit à deux nouvelles de ce style. Jean-Michel Calvez signe un poétique Éternel été, où un don tout neuf pour faire le temps ne s'exerce pas comme il conviendrait, et la plus surprenante Galerie des Miroirs, où on sait comment on entre, mais pas comment on en sort, perdu dans un jeu complexe de reflets qui se termine mal.
Plus tragique, prenante, l'histoire de l'enfant rendu psychopathe de
Petit Frère, de Valérie Hirson, qui n'a pas résisté à la voix de Jean, le frère décédé qu'il n'a pas connu, et se venge à sa manière de sa recherche de reconnaissance déçue. Autre histoire de psychopathe insolite le garçon inquiétant de Je reviendrai demain, de Jeremi Sauvage, aux pouvoirs inhabituels, emprisonné dans sa solitude et captivé par ses voix.


D'une facture plus traditionnelle
Ghost Town Blues, de Mélanie Fazi, propose le vampirisme psychique des servants d'une ville fantôme explorant les souvenirs des étrangers, pour peupler le lieu avec les êtres dont ils ont pu reconstituer l'apparence.


Les amateurs de fantaisies sexuelles trouveront leur compte avec les singularités de
Gros Ber avec sa poupée gonflable (Philippe Lécuyez). Ou le singulier pouvoir d'attraction du corps d'un homme pratiquement réduit à la tête et au tronc de Femme que je vénère et que je maudis, un hypersexuel exerçant sa puissante attraction sur les femmes qui le soignent à l'hôpital ( Bernard Jurth).


Dans un tout autre registre,
Énigmes, de Gilbert Millet, la plus intellectuelle et sophistiquée de ces nouvelles, joue sur la puissance d'observation d'un raisonneur tirant de ses remarques des explications inattendues, en vivant dans une intemporalité et un vide de sens qu'il ne parvient pas à surmonter. Dans Femme de papier, de Fabienne Leloup, on trouve une mise en garde au critique, comme aux écrivains d'ailleurs, contre l'étrange administration qui régit ici l'imprimé. Placée sous le signe d'Anastasie, sa fonction est de réduire les textes sans en connaître les auteurs, sorte de parabole sur notre société où le désir de gagner du temps pour des activités sans originalité fait que les informations sont données de plus en plus réduites, de moins en moins personnelles, par ceux qui prétendent qu'en trente secondes vous saurez tout sur un sujet.


Brite fait école, et la fascination que la douleur exerce sur elle, l'étrange beauté, comme elle le dit, de ces scènes où les intestins dégoulinent trouvent un écho chez certains auteurs. La meilleure de ce type est sans doute Les oubliés de San Cristobal, de M. Papoz et S. Cixous, dont l'héroïne chavire de notre civilisation occidentale pour se retrouver initiée aux rites sanguinaires d'une société ancestrale, et devient une sorcière apparemment en voie d'immortalité, pratiquant le culte du sang et des sacrifices d'enfants. Originale l'idée de Philippe Hensel d'un vampire repenti, retourné par le FBI pour rechercher ses semblables dans la plus grande discrétion (La nuit du prédateur).


Certaines idées paraissent plus faibles. Pour qui connaît les moeurs de la taupe, l'usage qu'en fait Roland
Fuentès dans La Taupe n'a pas convaincu, habile mais laborieux comme l'animal, présenté comme ordinaire (la taupe creuse en surface, pas sous les fondations qu'elle contourne).


Le lecteur est surpris par la variété des styles, qui va de la courte nouvelle-poème
Orage gronde, de Sylvain Bonnet, au langage dru et direct du coéquipier de La sorcière, de Joëlle Brethes. Remarquées pour leur ambiance, Niane, de Laura Palomo, qui tire vers la fantasy, et raconte l'histoire de l'élue qui n'a pas su résister à la voix de l'oiseau et aux vaines illusions; et L'éternel été de Jean-Michel Calvez, déjà signalé, au climat rafraîchissant. Dans La musique du monde avant Belle, Michel Loetscher utilise des effets typographiques sur un mélange de poésie et de lumière.


L'anthologie comporte finalement plus d'auteurs confirmés qu'elle nous propose de vrais débutants, ou des jeunes talents en devenir, ceux qui n'ont pas encore publié de recueil de nouvelles ou de roman : deux auteurs édités ou connus par leur participation à des revues ou des associations, pour un auteur inconnu (cinq n'ont jamais publié). Ces derniers font aussi bonne figure que les anciens.

Dans leur introduction,
Conrad et Domis jouent aux chevaliers vaillants et purs, veillant avec vigilance sur le genre et se battant âprement pour son développement. Ils ont raison, et leur rôle est important. Mais il manque dans leur introduction cette remarque importante que les Anglo-Saxons, qui racontent des histoires sans complication, donnent dans le spectaculaire facile et sont plus recherchés. Des anthologies venues d'Outre-Atlantique paraissent de façon ininterrompue. Mais le fantastique français, plus intellectualisé, moins primaire, ne se lit pas aussi facilement que le récit anglo-saxon, qui excelle à raconter une histoire, mais ne cherche pas la complication. Si j'osais, je dirais qu'il demande plus d'intelligence, en faisant passer l'esprit avant les sens, les mots avant les images. Comment renverser cette tendance si la grande édition, qui vit des rentes des auteurs des anglo-saxons, ne suit pas? Le développement de cette littérature ne se fait que par de petits éditeurs, méritants, mais mal diffusés et souvent à la limite du dépôt de bilan. Ne nous décourageons pas : le renouveau viendra bientôt des jeunes, qui demandent à leurs enseignants autre chose que des formes littéraires passées qui ne leur parlent plus. Plusieurs ouvrages sont parus en un an, pour des publics divers. Pour les professeurs : Le fantastique, guide de l'enseignant, par Guy Astic. Pour les étudiants, La littérature fantastique de Denis Mellier. Et pour les élèves des lycées, le tout récent Le fantastique par Denis Labbé et Gilbert Millet. Si je peux faire état d'une observation personnelle, une des pages les plus visitées de mon site littéraire Stephen King est celle consacrée... à Claude Seignolle!

En travaillant tous dans le même sens... Je rêve d'un mensuel sur le genre, à bas prix, à la fois informatif et didactique. Et pourquoi pas aussi en France des ateliers d'écriture dans les établissement scolaires et universitaires?

SOMMAIRE:

Poppy Z. BRITE, Introduction

D. CONRAD & B. DOMIS Préface

I. VAMPIRES, SORCIÈRES ET MAISONS HANTÉES:

Odile KENNEL, La maison d'en face

Mélanie FAZI, Ghost Town Blues

M. PAPOZ & S. CIXOUS, Les oubliés de San Cristobal

Philippe HEURTEL, La nuit du prédateur

Joëlle BRETHES, La sorcière

II. SOUPCONS DE FOLIE:

Roland FUENTES, La taupe

Sylvain BONNET, Orage gronde

Raymond ISS, À la carte ou au menu

Gilbert MILLET, Énigmes

S. BERTRAND & R. FALLOUR, Baby Building

III. AMOURS CRUELS:

Olivier BRIGALE, Le mal sombre

Alain DELBE, Momie Blues

Michel LOETSCHER, La musique du monde avant Belle

Bernard JURTH, Femme que je vénère et que je maudis

Philippe LÉCUYER, Gros Ber

IV. TENDRES CHÉRUBINS:

Laura PALOMO, Niane

Jean-Michel CALVEZ, L'éternel été

Jean-Michel CALVEZ, La galerie des miroirs

Valérie HERSON, Petit frère

Jérémi SAUVAGE, Je reviendrai, demain

V. CAUCHEMAR COMMUN: UNE CONCLUSION ?

Fabienne LELOUP, Femme de papier.

 

La trentaine d'années, Daniel Conrad a travaillé de nombreuses années dans un milieu tourné vers la science-fiction, genre dans lequel il a publié une quarantaine de nouvelles. Ce recueil est le quatrième consacré à des nouvelles (Les trois premières sont parues chez Lueurs Mortes). Vice-président des Galaxiales de Nancy, co-directeur de Ténèbres. Il a été le seul collaborateur français du livre du canadien Hugues Morin, Stephen King, trente ans de terreur.

Benoit Domis, également la trentaine, est co-directeur de Ténèbres, et davantage tourné que Conrad sur l'exploration du fantastique non anglo-saxon.

 Roland Ernould © 2000

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