Dartevelle n'est pas un auteur facile et doit dérouter les lecteurs ordinaires. Pas seulement en pratiquant la confusion des genres, dans la mouvance de Philip K. Dick, mêlant en les transcendant science-fiction moderne, fantastique, policier, érotisme, burlesque et humour noir. Mais surtout en écrivant des récits sans conjecture rationnelle possible, dans une étrangeté radicale. Les clés de son univers, fait de jeux de réalité et d'illusions, ne sont jamais données. Le titre est révélateur : parade et (sous-titre du recueil) manipulations. Car il s'agit bien le plus souvent de la mise en scène d'êtres manoeuvrés, que cette manipulation touche une infirmière naïve qui croit avoir trouvé un travail et l'amour, un aventurier qui se débat dans un milieu perfide imprévu, un désenchanté qui s'expose dans une vitrine publicitaire aux yeux des passants, ou des apprentis apprenant les tactiques du cirque.

La première des nouvelles, Jumbo Jeffie, donne le ton des récits. L'appartenance biologique de l'être (un insecte, comme on le comprend peu à peu), n'est pas facile à définir. Il en est de même pour celui qui vit l'univers canin de Irréductible. Les uns et les autres mènent une existence étriquée, réduite aux fonctions de survie, rarement à la recherche de l'amour (Irène). Leur vie se résume aux considérations organiques et aux petites choses d'une quotidienneté médiocre. On trouvera de semblables préoccupations mesquines dans Vitrines, ou d'aussi routinières pour l'employé d'un train de l'Interferroviaire d'une planète lointaine (L'intervalle du plaisir). Les personnages sont semblables à des êtres ordinaires, font état de leurs espoirs, généralement déçus, de leurs impressions plutôt moroses sur la vie qu'ils mènent. Mais ces personnages, que sont-ils? Des êtres qui se délitent, se défont, pour être reconstruits comment? En infirmière implantée de micro-processeurs, pour devenir plus performante? Pour se retrouver ensuite devant un écran de l'Intranet médical, réseau dont elle surveille les opérations complexes, au cours desquelles parfois on implante des filles comme elle a été implantée elle-même, pour en faire d'autres travailleuses dociles? Jusqu'au moment où elle tombe inopinément (ou alors est-ce programmé, dans ce monde où tout est organisé) sur un site nommé Irène où elle se voit, entrant il y a quelque temps, fringante et pleine d'espoir dans cet institut?

D'autres se défont, arrivés à l'âge de la mort, débris désireux de retrouver une autre vie à n'importe quel prix au Revival Institute : Net-Life leur redonnera une seconde naissance, narguant ainsi définitivement la mort (Ego puissance X). Leur permettra de devenir des dieux en quelque sorte. Mais dans le cas présent, quels dieux! Ou cet aventurier, qui se bat avec énergie pour sa survie, ressentant les sentiments les plus éprouvants d'une bataille sans merci. Vainqueur, il retombe, privé d'une victoire qui n'était pas la sienne, anéanti, dans sa condition d'assisté dans le monde factice de deux joueurs qui l'ont manipulé dans une bulle durant toute son action. Car le monde de Dartevelle ne paraît plus être dirigé que par des manipulateurs, souvent des médecins devenus rationnellement déments avec les possibilités de l'informatique et des bio-techniques. Ou, dans la longue nouvelle qui donne son nom au récit, la mise en scène des artifices des jeux du cirque. Deux magisters de ces écoles d'illusion, où les jeunes croient se former à la manipulation alors qu'ils deviennent eux-même des manipulés, terrifient par leur inconscience bonhomme, détruisant peu à peu les personnalités pour fabriquer des êtres du spectacle. Autre manoeuvré - ne le sommes-nous pas tous de notre temps, à des degrés divers?- celui emblématique de l'univers artificiel de Loft Story ou de ceux qui se présentent d'eux-mêmes au regard dans tous les médias. Devenu blasé, indifférent, il étale au fil des jours son intimité organique, presque étranger à lui-même, dans le spectacle mesquin qu'a institué la publicité (Vitrines).

Dartevelle, auteur d'une quarantaine de nouvelles, ainsi que de sept romans (Duplex a été édité en 2000 par Naturellement) est l'une des récentes révélations du monde de l'imaginaire. Avec son mélange des genres, il élimine les clichés habituels pour les reconstruire à sa façon. Les failles de notre vie se révèlent. Ce que l'on voulait stable, rassurant, se désagrège. Un monde perd son sens, un autre se met en place, celui des apparences, des faux-semblants, des simulacres, des illusions. Comme se le demandait Dick avec angoisse : qu'est-ce que la réalité? Y a-t-il encore des hommes authentiques?

La quatrième de couverture :

L'existence ordinaire d'un être condamné à vivre ses fantasmes, la vengeance implacable d'un déçu de la vie, la brève transformation d'un bagnard du futur... La torture mentale de qui fait de sa vie une exhibition permanente, dûment rémunérée, et le spectacle atroce auquel sont conviés, à titre d'enseignement, une bande d'étudiants à qui on fait confondre mensonges et vérités...
En sept nouvelles et un long récit, Alain Dartevelle reprend à son compte ce constat qui veut que l'enfer, ce soit les autres. Quitte à le réinterpréter, voire à le pervertir. Car, loin de l'imagerie classique, ses espaces infernaux s'ancrent dans des mondes parallèles propres à la science-fiction, où le diable adopte au plus souvent le masque des sociétés à venir.

L'auteur : Né en 1961 à Mons, Alain Dartevelle est l'auteur d'une quarantaine de nouvelles, ainsi que de neuf romans dont les plus connus sont Script (1989, un univers où l'écrit se monnaie comme une drogue) et Imago (1993, le portrait de Sigmund Freud en savant fou). Duplex (1999) est le premier de ses livre à s'attaquer au présent. Dartevelle est l'une des grandes révélations récentes du monde de l'imaginaire. Il élimine tous les clichés du genre fantastique pour les reconstruire à sa façon. On parle à son propos de "dynamitage" des thèmes traditionnels. Alain Dartevelle tente de réunir plusieurs genres dans un même roman : policier, étrange, érotisme, science-fiction et mainstream littéraire se mêlent, pour réaliser une littérature qualifiable de totale, qui mette sur le même pied la vie rêvée de l'imaginaire et le réel.

 Roland Ernould © 2001

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