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différentes saisons
Gilbert MILLET
Un
millardième
nouvelle illustrée par
Rózsa Tatár
Je me suis
débarrassé du miroir, le retournant contre le mur qu'il
pourra fixer de sa stupide inutilité. A quoi bon fouiller mon
passé, m'observer, puisque j'ai découvert le Jeu?
Moi que la multitude met mal à l'aise, je ne vis plus que dans
le bourdonnement fiévreux de la foule. Je hante les espaces
où l'instinct grégaire amalgame les humains, en
quête d'un visage bien difficile à trouver: les figures
reflètent trop souvent le tragique d'une agitation
stérile, la hargne ridicule de ceux qui se hâtent sans
savoir que la mort est déjà en eux.
Je marche au hasard des rues et soudain je l'aperçois, la
reconnais parmi les autres, fendant le troupeau d'un pas nonchalant,
dédaigneux. Elle doit savoir. Elle sait et n'est descendue se
frotter au monde indifférent que pour s'en rassasier une
dernière fois, pour se livrer, elle aussi, au Jeu.
- Venez !
Un seul mot et j'en suis bouleversé, honteux d'être
percé à jour, comme dénudé. Elle n'habite
pas loin, trois cents mètres à peine, mes trois cents
mètres les plus longs. Je n'imagine pas la suite, ne veux pas
la connaître. Une semblable marche devant moi et je ne souhaite
ni l'écouter ni lui adresser la parole.
Lorsqu'elle s'arrête soudain, je suis son regard en direction
d'un bus. Un homme en descend, encravaté, maquillé
d'euphorie, un homme qui n'a plus que quelques heures à vivre.
Il tient par l'épaule une adolescente brune, artificiellement
vieillie de fard, les lèvres orangées, jeune fille dont
il pourrait être le père. Ils se sourient, à
quelques encablures de la dernière étreinte et ne le
sachant pas.
L'ascenseur est si étroit
que je la touche presque, que je suis tenté de glisser un
doigt sur son visage meurtri. Elle aussi hésite, désire
que je franchisse le pas.
- Je m'appelle Thérèse.
Surtout ne pas répondre, ne pas réagir. Masquer mon
impatience d'aller au dénouement, de prendre sa main, de
presser le poignet pour sentir son pouls décroître,
décroître encore, renaître en un sursaut tardif et
s'arrêter enfin.
Dans le salon, son visage est partout, agrandi, fractionné
à en paraître inhumain, minéral, monstrueux.
Visage vieillissant de cliché en cliché, creusé
de ride en ride, mangé par des yeux de plus en plus
lucides.
- Toute petite, j'avais peur de certaines personnes, dans la rue. Une
peur inexplicable, incontrôlable. Je me roulais par terre. Je
suffoquais. Mes parents me punissaient, comme une sale gosse
hystérique. Un jour, j'avais onze ans, une panique semblable
s'est emparée de moi devant ma grand-mère. La pauvre,
je l'adorais et j'avais honte de me conduire ainsi. Le lendemain,
elle était morte. Personne n'a fait le rapprochement mais moi,
j'ai deviné, d'abord confusément, puis avec de plus en
plus de certitude. Mes terreurs ont cessé. Je me suis
employée à perfectionner le don. Vous savez combien de
temps à l'avance?
L'espoir qui naît au fil des
phrases, espoir qu'elle ait sondé mieux que moi
l'insondable.
- Quelques heures. Une journée tout au plus.
Plissement ironique des lèvres, sourire de pitié mais
aussi d'envie et les mots qui se précipitent.
- Au début, je détectais seulement l'imminent, moi
aussi. Maintenant, j'arrive à un mois. J'ai appris à
distinguer ce qui tient du vieillissement ordinaire et ce qui
entraîne plus loin. Appris aussi que cet acharnement me
détruisait. Comment s'empêcher de se guetter
soi-même?
Ce contentement, ces certitudes, ces phrases, alors que je ne lui
demande que de mourir, de me livrer le secret. Crier. La
bousculer:
- Tu lis la mort. Tu la comprends?
Expression pincée de celle qui n'aurait pas remarqué le
changement de ton, le tutoiement, elle murmure:
- Comment voulez-vous?
L'aveu, cruel aveu de son
inutilité, de mon échec. Il faudrait fuir mais comment
renoncer à une telle proie? Je me laisse tomber sur le
canapé, face à la plus grande des photos, aux cernes
démesurés. Il serait charitable de la rassurer mais
aucun mot ne peut franchir ma gorge. Je lui souris. J'essaie. Je ne
suis pas sûr que mes lèvres bougent.
Nous n'avons rien à nous dire, étrangers. En bas, dans
la rue, la meute regagne ses tanières, panoplie de parfait
noceur sous le bras. Devant leurs sapins fourbus, sous les lampions
glauques de leurs fêtes, ils feront semblant de vivre, une
année encore. Des rats, incapables de voir plus loin que le
bout de leur museau. Enfoncée au creux d'un fauteuil, elle
s'examine dans un miroir ovale.
- Plus que deux heures.
En apparence, rien n'a changé mais je ne doute pas un instant
qu'elle mourra dans cent vingt minutes.
- Attendez avec moi.
Peur au dernier moment? Peur de la solitude que sa recherche a
créée autour d'elle? Ou défi face à cet
ignorant qui en sait moins qu'elle? Ne pas la quitter des yeux. Ne
pas risquer de tout perdre pour une seconde d'inattention. Je ne sais
même pas ce qui doit se passer. Elle n'a pas l'air
moribonde.
- Un arrêt du coeur. Une belle mort !
La plus impossible à
déceler. Elle me nargue encore. Comment prendre sa main, me
concentrer sur un pouls qui ne m'apprendra rien, je l'ai maintes fois
vérifié. Elle se détaille interminablement. Lui
arracher le miroir, le précipiter contre le mur où il
éclaterait. Déchirer tous les clichés
obscènes, ces yeux, ces rides, partout. L'étrangler
avant son heure qui n'en finit pas de venir. Elle a cru que je
resterais calme, discret, tendre peut-être? Une minute. Une
minute et elle va apprendre à me connaître.
- Venez !
Voix mielleuse, hypocrite, à la porte du couloir. Voix qui
prépare un nouveau piège. Et moi qui obéis, qui
me lève, la suis jusqu'à sa chambre. Elle ne va quand
même pas... Je ne suis pas venu pour me vautrer dans ses draps,
pour lui offrir une dernière sensation... cet acte
répugnant qui colle les peaux.
Partir. Il faut partir, l'abandonner à sa mort. Deux heures !
Il doit encore en rester plus d'une. Retourner dans le salon,
m'asseoir et attendre. Et si elle en profitait pour mourir, de
l'autre côté du mur? Si elle me laissait avec ses
visages, ses horribles visages tendus autour de moi?
Aucune décoration sur les
murs de la chambre. Papier nu, hideux, ramages délavés.
Une chambre aussi vide que la mienne. Quand on se destine à la
mort, on apprend vite à se désintéresser du
reste. Les rats accumulent, croient se sauver en dressant autour
d'eux des fortifications d'objets. Pauvres rats...
Elle s'est allongée sur le lit, a fermé les yeux.
Qu'attend-elle de moi? Je m'assois de l'autre côté.
Prendre son bras, poser les doigts sur son poignet. L'espoir
renaît stupidement tandis que la main progresse vers la sienne
sur le couvre-lit râpeux. Mais elle se refuse, se
dérobe, exige plus. Le coeur. Essayer le coeur. Le sentir
battre et soudain s'arrêter. Elle se laisse faire, maintenant.
Sein effleuré à travers le pull. Elle se laisse faire,
sachant que cela n'est rien encore, que cela aussi est inutile.
Aucune veine battant sous mes doigts, aucune palpitation. Il faut
glisser la main sous la laine, reprendre la manoeuvre à
même la chair, au contact répugnant du corps, ce contact
dont les rats se délectent. Et si c'était là le
secret: cette chair qui se dégoûte d'elle-même au
point de se nier.
Combien de temps peut-il rester?
Une heure? Si seulement j'avais eu l'intelligence de prendre une
montre. Le sein moite et mou sous la main. Et toujours rien. Le
souffle simplement, régulier, animal. Que pense-t-elle?
Tire-t-elle plaisir de ces attouchements? Elle lève doucement
les paupières. Regard froid, pénétrant. Regard
qui lit le mien. Puis elle se lève, visage impassible, visage
de mon Jeu que je viens de perdre. Chaque geste m'est connu avant
qu'elle l'accomplisse. Elle se dénude sans hâte, sans la
moindre sensualité. Je ne détourne pas les yeux. Corps
blanc, encore jeune, légèrement gras. A quelle
abjection j'en suis arrivé...
Je me laisse déshabiller. Ne pas dire le reste, ce frottement
des peaux, cette gymnastique vulgaire. Et avant, encore pire. Ses
efforts pour me mettre en état, pour que j'y parvienne... A
deux doigts de la mort, chair en mouvement, bouillie de chair qui ne
veut pas finir. La vie, cette mort en marche, cette mort en nous, en
nos visages, traces qui progressent à chaque instant.
Frottement insoutenable et
douloureux. J'attends que tout s'arrête. Combien de temps?
Sentir la mort de l'intérieur, bouches collées, sexes
collés. Et le dégoût qui monte encore.
De l'intérieur, dans sa
bouche, son sexe, corps soudain inerte. Encore chaud,
déjà froid. Son corps décomposé. J'ai
senti sa mort. Senti, pas compris. Je ne comprends jamais. La seconde
où tout bascule. La seconde. Le milliardième.
Son regard éteint et qui pourtant savait. Pour une seconde, un
milliardième. Qui savait et ne sait plus. Plus d'elle. Plus
rien. Pourriture, poussière, néant. Glisser hors
d'elle, la rejeter.
Son regard au dernier instant. Regard sur moi. Elle savait. Depuis
toujours. Démasqués mon orgueil, ma folie. Chercher ce
qu'il ne faut pas chercher. Son regard, le dernier. Si
éloquent. Sur mon visage. Et le rictus. Cela aussi, elle
savait. Mon visage que je n'avais pas su traquer. Regard qui
s'éteint. Un milliardième et tout s'en va. Un rat de
moins. Bon débarras. Son regard où s'inscrit ma
mort.
2001 ©
Gilbert Millet
|
Gilbert Millet est
né à Laon et vit à Valenciennes. Il a
publié deux romans, Le Mépriseur
(Manya, 1993) et Pavés du Nord
(Quorum 1997, Prix du Livre de Picardie et Prix du roman
insolite de la Renaissance Française); deux recueils
de nouvelles, Les
Morts se suivent et se ressemblent (Manya, 1992) et Petites Tombes en Viager (Quorum, 1998) et Ennemis très chers, Manuscrit.com, 2001
(note de lecture); ainsi que un de textes courts, Miniatures
(Editinter, 1999). Il a participé à des
recueils collectifs : 131 Nouvellistes contemporains par
eux-mêmes (Manya, 1992)
Ecrire (Dumerchez, Centre Régional des Lettres de
Picardie, 1993), Oser (Page à
Page, 1999), Choisir (Page
à Page, 1999), Ténèbres 2000 (Naturellement, 2000). Deux de ses pièces
de théatre ont été jouées
à Paris, en province et à l'étranger :
Le
Bouquet (1990) et Le Jeu des 7 Lames (publié en 1996 par les éditions du
CIVD). Il est l'auteur, avec Denis Labbé, d'un
ouvrage sur le fantastique, Le Fantastique
(Ellipses, 2000)
(note de lecture). Il est le rédacteur en chef de la revue
Hauteurs (la Revue littéraire du Nord et
d'ailleurs, 161, avenue de Liège, 59300
Valenciennes)
|
Hauteurs, sommaire du # 3, décembre 2000 : VISAGES DU
FANTASTIQUE ; Georges-Olivier Châteaureynaud.
Dossier
: LE FANTASTIQUE : Chronologie - Alain Delbe : Pourquoi le fantastique?
- Roland Ernould : A la découverte
des monstres - Denis Labbé :
Les fantastiques: des univers de
transgressions. -
Léa Silhol : Le Vampire: curriculum
vitae - Greg Silhol :
Robert Weinberg, réalisateur de livres d'action.
Nouvelles fantastiques : Alain
Delbe : Tango (illustré
par Claude Cattelain) - Serena Gentilhomme :
Femmes entre elles (illustrée par Rózsa Tatar) - Denis
Labbé : Bordure (illustré par Gilles Olry) - Fabien
Leriche : Le tour de
plume (illustré par Gilles Olry)
- Mats Lüdun : Genèse de la
troisième ère
(illustré par Patrick Meric) - Anne Tesseydre :
Une merveille est née - Robert Weinberg :
Sept gouttes de sang - Philippe Heurtel :
L'affaire Sandra Lion (illustré par Audrey Isbled.
Carte blanche a «L'Ļil de Sphinx»
et notes de lecture.
e-mail :
millet.hauteurs@wanadoo.fr
site : http://perso.wanadoo.fr/hauteurs/
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Imaginaire
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