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différentes saisons
Denis LABBÉ
Café du Centre
En entrant dans ce vieux
café de Gussignies, Will ne savait pas exactement ce qu'il
allait y trouver. Extérieurement, c'était une telle
ruine qu'il s'était même demandé, pendant un
moment, s'il n'était pas désaffecté. Mais la
soif aidant, il était prêt à entrer n'importe
où, du moment qu'une bière fraîche l'attendait.
Après deux heures de marche sous un soleil printanier, il
avait besoin d'un peu d'ombre et d'un bon verre à col
blanc.
La porte grinça sous la
poussée. Une odeur d'antique moisissure l'assaillit. Sous ses
pieds, une épaisse couche de poussière crissa
légèrement. Il baissa les yeux. Le sol était
recouvert de pierres bleues, taillées à la main, que
des milliers de pieds avaient usées, polies, jusqu'à
les faire presque briller. Contre le mur du fond, quatre tables,
entourées de chaises désuètes. À gauche,
un zinc comme on n'en faisait plus, dominé par un alignement
de bouteilles d'alcools et de sodas multicolores. L'odeur de
moisissure avait disparu, remplacée par un étrange
parfum d'encaustique et de cendres froides.
La salle était vide. Et soudain, un vieil homme fit son
apparition en claudiquant, un grand sourire aux lèvres.
- Vous désirez ? lança-t-il sur un ton goguenard.
- Une bière, vous avez ?
- J'ai tout ce que vous voulez.
- Bien fraîche alors !
- Installez-vous, je vous sers.
Le vieil homme l'engagea alors dans une conversation sur la pluie et
le beau temps, sur sa vie, ses occupations, ses goûts. Lui qui
n'avait pas trop l'habitude de parler se laissa aller. Il se sentait
bien pour la première fois depuis des années.
L'atmosphère étrangement calme des lieux semblait avoir
un effet bénéfique sur son humeur. Il se sentait
détendu. Enfin. Cela faisait si longtemps. La bière
était délicieuse, il lui trouvait même un
goût nouveau, un peu vieillot. Il regarda l'étiquette.
« Bière des Jonquilles ». Inconnue. Mais
excellente.
La conversation s'éternisa,
agréablement. Cela lui paraissait étrange de se
retrouver là, dans ce minuscule estaminet, à bavarder
avec un inconnu, lui à qui cela n'était plus
arrivé depuis des années. Devant un deuxième
verre, il s'étonna de s'entendre parler de son enfance, de ses
joies, de ses peines. Presque un confessionnal ce café ! Il
repensa à sa mère, à son père, à
son village. Il raconta son premier amour, unique, envahissant, qui
lui avait fait perdre la tête, puis la raison. Sa solitude
ensuite. Le cafetier l'écoutait sans dire un mot. De temps en
temps, il secouait simplement la tête d'un air
compréhensif.
Au troisième verre, la porte du café s'ouvrit. Un femme
superbe entra. L'atmosphère se chargea aussitôt de son
parfum qui chassa I'odeur surannée d'encaustique. Elle
s'avança jusqu'au bar, commanda un porto et s'assit souplement
sur l'une des chaises. Ses longues jambes, simplement
arrêtées par une courte robe, aimantèrent le
regard des deux hommes. Le vieux cafetier se détourna
rapidement, servit la jeune femme et entra dans son
arrière-boutique laissant seuls ses deux clients.
- Cintya, dit-elle doucement. Avec un « y », ma mère
y tient beaucoup.
- Willy, parvint-il à déglutir. Pas terrible, mais Will
fera parfaitement l'affaire.
- Vos amis vous appellent comme ça ?
- Je n'ai pas d'amis.
- Pas d'amis ?
- Ni ami, ni amie avec un « e ».
- Et pourquoi donc ?
Comment Will pouvait-il répondre à cette question ? Il
se replonge dans sa bière, essayant de se couper de cette
femme qui l'attirait. Mais, elle revint à la charge.
- Je suis interprète. Et vous ?
- Directeur d'une petite maison d'édition.
- Chouette ! Et vous publiez des traductions de romans anglais ou
américains ?
- Ça arrive. Je fais un peu de fantastique et de thriller.
Vous cherchez du travail ? J'ai un poste.
- Sans rire. Vous ne connaissez même pas mes
références.
Cette réplique le surprit moins que la proposition qu'il
venait de faire. Il n'avait jamais envisagé d'engager
quelqu'un. En règle générale, il faisait appel
à des intérimaires. Quelques personnes traduisaient de
temps en temps les romans qu'il publiait, mais ce n'était
jamais les mêmes.
Elle reprit.
- Je parle et traduis couramment l'anglais, le japonais et
l'espagnol. Je sais faire la cuisine, pas trop le ménage. Je
ne sais ni coudre, ni tricoter.
Cintya ne comprenait pas pourquoi elle lui disait cela. Certes, elle
était attirée par l'air mélancolique de cet
homme, par les blessures et les secrets enfermés en lui. Mais
de là à lui dire si rapidement qui elle était.
Son porto était délicieux, bien qu'un peu
différent de ce qu'elle avait l'habitude de boire. Elle le
termina d'un trait, puis se tourna vers Will. Son profil la charmait.
Il y avait en lui autre chose de plus profond que son apparente
indifférence. Il suffisait de gratter un peu, de se glisser
derrière cette armure bougonne.
- Vous êtes certain d'avoir besoin de moi ?
- Je le pense.
Quelque chose en Will s'effritait. Il était attiré par
cette femme, si franche, si belle. Finalement, il avait besoin de
quelqu'un pour l'aider. Seul dans sa maison-bureau, il avait toujours
trop de travail. Ses publications se vendaient bien mais elles
étaient bien trop espacées. À vouloir tout
faire... Réception des manuscrits, lecture, choix, recherche
de traducteurs, envois des lettres, corrections, préparation
de l'impression, publicité. Trop pour sa solitude. Il en prit
conscience.
- Je vous paie le verre et je vous emmène faire un essai,
dit-il.
- D'accord.Vous êtes en voiture ?
- Non, je suis désolé.
- Ne le soyez pas, j'en ai une. Je vous emmène. Elle sortit
les clefs de son sac et se leva.
- Vous venez ?
- Je paie et j'arrive.
Il la regarda sortir. En lui, un feu s'était allumé. Sa
douce chaleur fit naître un sourire sur ses lèvres. Le
premier depuis si longtemps. Il laissa deux fois plus que
prévu, mais ne s'en formalisa pas. Il regrettait seulement de
ne pas pouvoir saluer le cafetier. Un dernier regard vers la porte du
fond et il suivit Cintya. Elle l'attendait déjà dans sa
voiture. Il y monta.
Sur la place, un vieil homme observait des oiseaux picorer. Will
demanda à sa compagne de s'arrêter devant lui.
- Veuillez m'excuser, commença-t-il. Est-ce que vous pourriez
remercier de notre part le cafetier. J'ai laissé de l'argent
sur son zinc
- Quel cafetier ? De quel café ?
- Celui-là, dit-il en montrant la façade au loin.
- Le café du Centre ? Mais, il est désaffecté
depuis vingt ans.
- Nous venons d'y boire un verre.
- Vous avez dû rêver. Il est fermé depuis que le
vieux Jacques est mort,en 1973.
Will et Cintya se regardèrent.
Autour du kiosque, les oiseaux coulaient leurs sarabandes de plumes.
Les premières jonquilles perçaient le moutonnement de
pâtures. Une douce brise agitait les bourgeons gorgés de
sève. Gussignies offrait ses parures printanières
à leur improbable rencontre.
© Denis Labbé - nouvelle publiée dans la
revue Le
Nord, septembre 2000.
Illustration de la revue.
|
L'auteur : Né en
1965 à Lunéville, entre Vosges et Alsace, mais
Nordiste d'adoption depuis plus de 20 ans, Denis
Labbé a conservé cet amour du fantastique
propre à ses forêts natales. Docteur es
lettres, il enseigne à Avesnes-sur-Helpe et vit
à Bavay. Il cherche à donner à ses
élèves le goût de la lecture et de
l'étrange. Écrivain, poète, traducteur
et critique, plusieurs de ses nouvelles sont parues en
anthologies : De sang
et d'encre (Naturellement),
Ainsi soit
l'ange (Oxymore), mais
également dans des revues aussi différentes
que Phénix,
Rétroviseur, Poésie
Première
ou Hauteurs dont il
est l'un des rédacteurs. Il a participé
à l'ouvrage collectif : H.P. Lovecraft, le
Maître de Providence (Naturellement, 1999). On lui
doit aussi des traductions de Brian Lumley (Necroscope,
Vamphyri), Graham Masterton, Kim
Newman
ou encore Poppy Z. Brite. Auteur, en
collaboration avec Gilbert Millet, d'un ouvrage
sur le fantastique aux éditions Ellipses,
Le
Fantastique
(note de lecture), il vient de terminer une biographie
romancée Promenades avec Claude
Seignolle, un roman , pour la
jeunesse, Le Pavillon
Maudit (Syros). Il est l'auteur de
deux recueils de poèmes Au pas des oiseaux
(Editinter 1998) et Entrevoix (Editinter
2001)Il prépare avec Gilbert Millet un ouvrage sur
la science-fiction.
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