UNE LARME ROUGE

par André-François ROUAUD


Touraine
Mai 1936

Pour Michelle & Michel.



Il était une fois un homme qui vivait seul dans la bâtisse de ses parents. Son père était mort jeune, sa mère venait de disparaître à un âge respectable. Cet homme se prénommait Matthieu et il ne se faisait plus tout jeune lui non plus, puisqu'approchant de la cinquantaine. Il vivait en sauvage, sans voisin ni ami, sur une petite langue de terre marécageuse au bord du Cher. Un maigre potager, quelques poules et des canards, deux lapins et une douzaine de pruniers constituaient son chiche moyen de subsistance. Il allait régulièrement au marché du village voisin, pour vendre des oeufs, des oignons et des prunes. Sa masure s'accrochait périlleusement à une épaule rocheuse au-dessus de la rivière. Certains hivers, l'eau montait presque jusqu'à la cuisine, Matthieu devait alors rapatrier les poules et les lapins dans la pièce qui lui servait d'ordinaire de chambre.

Un mois d'août, Matthieu s'affairait à ramasser les mirabelles tombées dans l'herbe, lorsqu'il repéra un mouvement au sein d'un buisson de chardons. Prudent, Matthieu s'avança en prenant garde de ne pas trop faire de bruit. Il se pencha, le bruit de froissement ne cessait pas. Il écarta les tiges piquantes, et se redressa brutalement, reculant de quelques pas en proférant un juron. Un nid de serpents ! Plus circonspect encore que la première fois, Matthieu se pencha de nouveau sur les chardons. Il demeura un instant à contempler l'étrange spectacle, stupéfait : deux serpents se tordaient sur la terre, leurs corps tressés en une couronne vivante, luisante et trépidante.

Comme le couple de reptiles glissait vers lui, Matthieu s'éloigna en maugréant. Il alla poser son panier de mirabelles sur le bord de l'évier, puis descendit sur la rive du Cher sans plus se soucier des serpents.
Le lendemain, Matthieu retourna ramasser ses prunes. il fouillait l'herbe de la main, tournait la mirabelle sous toutes ses coutures afin de vérifier qu'une bête n'en avait pas entamé la peau lisse et orangée, puis jetait le fruit dans le panier. Il accomplissait cette tâche d'une manière machinale, sans vraiment y songer. Sous son air rustre et sa mine renfrognée, Matthieu cachait une âme contemplative, plus portée au songe au bord de l'eau qu'aux travaux domestiques.

Du coin de l'oeil, il vit luire la rotondité cireuse d'une prune, saisit le fruit entre ses doigts... et le relâcha avec un léger mouvement d'effroi.
En retombant au sol, la supposée mirabelle éclata sur un caillou, révélant un intérieur rouge et aqueux.

Il ne s'agissait pas d'une prune, mais... d'un oeuf ?
Son toucher avait été vaguement huileux, à la fois souple et rugueux. Froid, surtout. Matthieu essuya ses doigts sur son pantalon avec une légère grimace de dégoût. Puis, curieux malgré tout, il s'accroupit pour regarder de plus près sa trouvaille. Il se souvint des serpents, supposa qu'ils avaient déposé un oeuf.

De fait, il s'agissait bien d'un oeuf : sa coque molle avait claqué sous le choc et dégorgeait sur la terre ses entrailles humides, un blanc presque translucide et un jaune... qui ne l'était pas : d'un rouge sombre, sillonné de filaments rosâtres. Un caillot plus clair attira l'attention de Matthieu, tant il accrochait la lumière. Matthieu fouilla dans l'humeur visqueuse pour en tirer une petite pierre d'un rouge soutenu.

Il s'assit sur ses talons et essuya sa découverte avec un coin de sa veste. La pierre affectait la forme d'une grosse larme. Elle accrochait des reflets de feu sur ses flancs lisses. Émerveillé, Matthieu la fit rouler dans sa paume, puis l'éleva devant son oeil droit. La lumière éveillait des flammèches incarnadines au sein de la goutte minérale. Un véritable joyau ! Le coeur léger, Matthieu se remit debout puis, saisi d'une idée, il sortit d'une des poches de sa veste une petite boîte ronde en argent. Il avait hérité de son père cet unique trésor. Il l'ouvrit avec précautions, y déposa la larme de rubis, aux côtés d'un éclat d'ivoire jauni qui était tout ce qu'il restait d'une ancienne broche.

Durant la nuit, Matthieu se releva plusieurs fois pour sortir sa boîte en argent et l'ouvrir, à chaque fois vaguement surpris et plutôt soulagé de constater que la larme rouge y reposait bien. Il contempla la flamme de la bougie à travers la pierre précieuse, s'amusa à regarder le simple décor de sa maison par le filtre de la goutte rouge.

Le lendemain matin, Matthieu avait pris sa décision : il irait chez un bijoutier afin que celui-ci lui dise de quelle sorte de pierre il s'agissait. Matthieu n'avait nullement l'intention de vendre la larme rouge : il vivait à l'écart de la société des hommes, sans grands besoins et sans grands soucis. En revanche, il aimait à connaître le nom de chaque plante, de chaque volatile, de chaque insecte qui vivait autour de lui.

Son père d'abord, puis sa mère, lui avaient enseigné ce qu'il y avait à connaître de la nature, bien mieux que ne l'avait fait l'instituteur de l'école où l'enseignement obligatoire avait contraint le petit Matthieu à se rendre quelques années durant. Mais ni l'un ni l'autre de ses instructeurs ne lui avait jamais parlé du joyau que l'on pouvait trouver dans un oeuf de serpent.

Matthieu enfourcha son vélo et partit au village.

Pourtant, arrivé devant la boutique du joaillier, il hésita. Matthieu demeura un moment à réfléchir, un pied sur la terre battue de la chaussée, l'autre sur le métal du pédalier. S'il montrait la larme rouge au bijoutier du village, ce serait toute la petite communauté puis le pays tout entier qui d'ici peu seraient au courant de la trouvaille de Matthieu. Pour ne point trop fréquenter la gente humaine, Matthieu n'en connaissait pas moins la propension au commérage de ses contemporains.

Prenant enfin une décision, Matthieu regrimpa sur son engin et repartit d'où il était venu. Mieux valait qu'il se rende en ville, où personne ne le reconnaîtrait. Ainsi éviterait-il les ragots et la jalousie, tout en sachant malgré tout à quoi s'en tenir quant à la nature de la larme rouge.
Matthieu retourna chez lui, mais ne s'y arrêta que le temps de fourrer dans un sac deux oignons, une poignée de mirabelles, un bout de lard et une gourde d'eau. Ainsi serait-il paré pour le voyage.

Pédalant comme un forcené, Matthieu arriva en ville en début d'après-midi. Las : les boutiques étant encore fermées à cette heure de la journée. Matthieu, plutôt déçu, s'assit sur un banc, sur une petite place de terre craquelée à l'ombre de vieux platanes aux troncs noueux. Avec un soupir dû plus à la contrariété qu'à la fatigue, Matthieu posa son sac à ses côtés. Il en sortit un oignon et un bout de lard. Il mangea tranquillement, suivant des yeux le passage des rares piétons. Une fois seulement, Matthieu se redressa sur son banc, la mine surprise : une voiture sans chevaux déboucha avec vacarme d'une des rues adjacentes, fit le tour de la place en ronflant orgueilleusement, souleva beaucoup de poussière, et s'engouffra dans une autre artère. Matthieu s'était levé et il suivit des yeux le véhicule, jusqu'à ce qu'il disparaisse dans un tournant. Matthieu se rassit sur le banc, secouant la tête avec incrédulité. Il avait déjà vu de pareils engins, mais très rarement. Il tira sa gourde de sa besace, but un coup et remit le bouchon en place. Les commerçants commençaient à rouvrir boutique, dans des grincements de rideaux métalliques et des claquements de volets en bois.

Matthieu releva son vélo, le poussa jusqu'à la devan-ture de la bijouterie-horlogerie, et le posa sans plus de cérémonie contre le mur du petit magasin.

Quand il ressortit, Matthieu arborait un sourire heureux. Le commerçant lui avait certifié qu'il s'agissait bien d'un rubis. Il lui avait dit combien le bijou pouvait coûter, à peu près, mais Matthieu n'avait pas vraiment écouté, ne se souciant pas de ce genre de considérations. Le bijoutier s'était déclaré surpris que le rubis ne soit pas taillé en facettes comme on le faisait aujourd'hui, mais poli en forme de goutte, à la manière des joyaux d'autrefois. À l'entendre, cette curiosité pouvait ajouter de la valeur à la pierre. Le bijoutier avait également demandé si Matthieu désirait faire monter son rubis en pendentif ou en bague. Mais Matthieu lui avait répondu par la négative. Suffisamment au fait des manières des hommes pour connaître l'utilité d'un mensonge, Matthieu avait prétendu qu'il s'agissait d'un héritage et avait pris congé du commerçant en le remerciant pour ses renseignements.

La larme rouge à l'abri dans la boîte en argent, glissée dans une poche étroite de sa veste, Matthieu enfourcha de nouveau son vélo. Il rentra en flânant, simplement content de savoir qu'il avait trouvé un aussi beau bijou. Il traîna tant, s'arrêtant au bord du Cher pour faire la sieste dans les hautes herbes, puis partant dans un bois pour aller cueillir des prunelles, que le soir venu le trouva encore loin de chez lui.

Matthieu s'allongea sur un talus, mangea l'oignon qu'il lui restait et les prunes qu'il avait emportées, et dormit là, tout habillé.


Lorsqu'il revint chez lui le lendemain matin, sa fille était née.

Matthieu venait à peine d'arriver, il s'apprêtait à aller nourrir ses poules et ses canards, quand il fut attiré par un bruissement dans l'herbe, sous les pruniers.

Peu belliqueux de nature mais néanmoins irrité à l'idée de voir son jardin envahi par des serpents, Matthieu alla chercher une bêche et se dirigea vers le buisson de chardons d'où provenaient les bruits de frottement. Il allait abattre le tranchant de sa pelle lorsqu'il réalisa qu'il n'y avait pas là de serpents.

D'entre les tiges de chardons, un minuscule bébé le contemplait. Tout menu, tout au plus grand comme la main, le petit être reposait sur le dos et agitait les pieds. Les restes de deux coquilles d'oeufs gisaient non loin : celle où Matthieu avait trouvé le rubis, et une seconde.

Matthieu laissa sa bêche tomber au sol et il ramassa le bébé. Avec une feuille de liseron, il essuya les traces de sanie qui souillaient le corps nu de l'enfant. Sur sa peau, des débris de coquille d'oeuf formaient un puzzle blafard. Le bébé fixait sur Matthieu un regard clair, de beaux yeux verts, sans émettre un son.

Ne sachant trop que faire de sa nouvelle découverte, Matthieu rentra chez lui et déposa le bébé sur un torchon propre, sur le rebord de l'évier. Il termina de l'essuyer et découvrit qu'il s'agissait d'une fille. Matthieu replia un pan du torchon sur le corps minuscule et, pour la première fois, le bébé lui adressa un sourire radieux.

Matthieu retourna ensuite dans le jardin, couteau à la main. Il coupa avec précaution tous les chardons, à la recherche d'autres oeufs. Mais il n'en trouva aucun.


Le bébé grandit rapidement. En treize jours, il avait rattrapé la taille d'un bébé normal. Au début, Matthieu ne savait pas quoi lui donner à boire. Faute de lait, il délayait un peu de fromage frais dans de l'eau. Trop pauvre pour acquérir une vache, Matthieu acheta une chèvre et se mit à alimenter sa fille du lait de l'animal. La petite ne pleurait jamais, et buvait sans rechigner.

Treize années durant, Matthieu s'occupa de la petite. Peu au fait des choses de la famille, Matthieu l'avait appelée Cher, comme la rivière au bord de laquelle il l'avait trouvée. En dépit du peu de contact que Matthieu entretenait avec ses semblables, les gens ne manquèrent pas de remarquer que le sauvage du bord de l'eau avait maintenant une enfant à charge. Les langues allèrent bon train, les spéculations également. Les jours de marché, des personnes s'enquéraient, mine de rien, de la santé de la petite, allaient même jusqu'à demander à Matthieu quand il allait la faire baptiser. Ses réponses évasives et sa mine fermée lui attirèrent la rancoeur des uns et la mesquinerie des autres. Matthieu ne vendait plus guère, il cessa tout à fait de se rendre au marché.

Au fil des ans, les méchantes langues trouvèrent à s'agiter pour d'autres sujets. Elles oublièrent peu à peu le sauvage Matthieu et sa fille surgie d'on ne savait où.

Survivre sans même les maigres revenus du marché ne fut pas toujours chose aisée, mais Matthieu n'avait jamais vécu que de peu. Et sa fille commença à l'aider. Entre le potager, les fruits, les oeufs, le lait de la chèvre, le produit de la pêche dans le Cher, le chapardage de quelques épis de maïs quand c'était la saison, les plantes des champs et des bois... Matthieu et Cher se débrouillaient.

Cher n'alla pas à l'école. Personne ne songea à elle. Son père lui apprit tout ce qu'il savait, tout ce qui pouvait lui être utile pour cette vie rude et solitaire. Enfant muette lorsqu'elle était bébé, Cher apprit à parler mais demeura une petite fille silencieuse en grandissant. Homme de peu de mots, Matthieu ne s'en souciait pas.

Treize années durant, le père sauvage et sa fille trouvée vécurent ainsi.
Il était un domaine dans lequel Cher excellait, et où elle donna des leçons à son père plutôt que l'inverse : il s'agissait de la pêche.
Cher n'hésitait pas à plonger dans la rivière, et ne revenait jamais bredouille. Matthieu l'appelait son enfant-loutre, sa petite anguille.
Un jour pourtant, Cher ne revint pas.

À la nuit tombée, Matthieu passablement inquiet descendit au bord de la rivière. Il appela doucement sa fille. Seuls lui répondirent quelques oiseaux et le clapotis de l'eau contre la berge.

Puis Matthieu entendit des pleurs, doux et bas, presque chuchotés.
Il se dirigea en direction du son, longeant pour ce faire la rive instable, envahie d'herbes et d'arbustes. Enfin, il trouva Cher.

La petite fille se tenait assise dans l'eau peu profonde d'une crique naturelle. Sa tunique tachée de boue lui collait à la peau et Cher avait appuyé son visage contre ses genoux. Des sanglots silencieux secouaient par intermittence son corps gracile.

Matthieu pénétra dans l'eau et, sans se soucier d'être mouillé, s'accroupit près de son enfant. Les larmes de celle-ci s'intensifièrent alors qu'elle se serrait contre son père. Bouleversé, Matthieu demanda à Cher ce qui lui faisait tant chagrin. Secouée de hoquets, la fillette ne put lui répondre mais défit son étreinte pour lui montrer une couronne d'ajoncs qu'elle avait tressés.

Sans rien comprendre à la peine de sa fille, Matthieu la prit dans ses bras et la ramena chez eux. La couronne demeura dans l'eau boueuse, oubliée.


Les crises de mélancolie bouleversèrent Cher durant sept jours, et elle ne savait pas en expliquer l'origine à son père. Elle se contentait de tresser des couronnes, en liseron, en herbes, en oeillets... Cher ne retrouva le sourire que lorsqu'elle se fit une couronne de coquelicots et en ceignit sa tête.

Les sept jours suivants, Cher reprit le cours normal de son existence.
Soulagé, Matthieu renonça à comprendre ce qui avait tant secoué la petite fille.

Mais au huitième jour, Cher disparut de nouveau, et de nouveau Matthieu la trouva en larmes, dans la vase de la petite crique. Il ramena Cher chez eux, la coucha, mais elle avait encore disparu le lendemain matin.

Cette fois, elle refusa de quitter l'eau de la rivière.

Trempé, frissonnant, Matthieu resta longtemps à contempler sa fille aimée, sa fille-loutre, sa petite anguille, s'alanguir dans le flot vert, pleurant toutes les larmes de son corps frêle et d'autres encore.

Le coeur broyé dans un étau d'angoisse, Matthieu se remit enfin debout, et entra dans la rivière, décidé à en tirer sa fille pour l'amener voir le médecin du village. Dans le mouvement brusque qu'il fit en se redressant, Matthieu déchira l'une des poches de sa vieille veste. Une boîte ronde, en argent terni, roula au sol et heurta une racine. Le choc fit s'ouvrir le couvercle de la boîte, et une pierre brillante sauta au-dehors. Depuis l'apparition de sa fille, Matthieu avait presque oublié la larme rouge.

Cher poussa un grand cri et se précipita sur le rubis. Serrant la pierre précieuse contre son buste trempé, elle releva son regard d'émeraude sur son père adoptif, et balbutia dans un sourire tremblant un « papa, papa... » bouleversé.

Avant que Matthieu ait pu réagir, Cher retourna à l'eau, se saisit d'une couronne d'ajoncs qui flottait là, et commença à fixer le rubis à l'aide de quelques longues tiges d'herbe. Matthieu resta planté près de la rive, les bras ballants, ne sachant que penser des actions de sa fille.

Cher éleva le tissage au-dessus de sa tête et le rubis étincela au soleil. L'enfant se ceignit du diadème. Elle se retourna vers son père adoptif, le visage rayonnant de bonheur. Ayant retrouvé son héritage de naissance, Cher semblait soudain s'épanouir. Car il est dit que les vouivres ne peuvent réellement vivre sans leur diadème.


Matthieu recommença à venir au marché, mais il était seul, désormais. Les méchantes langues spéculèrent sur les raisons du départ de sa fille, mais certains qui l'avaient accablé à l'arrivée du bébé le plaignirent à la disparition de sa petite fille. Et puis, au fil des années, on oublia. Et Matthieu continua sa vie, seul, tranquille. On dit cependant qu'une belle jeune femme venait parfois lui rendre visite. Et qu'une vouivre fut parfois aperçue dans la région, nageant dans les eaux vertes du Cher ou se baignant dans les fontaines des environs.

André-François ROUAUD ©

245/247 rue Paul bert
69003 Lyon

 

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