Claude Seignolle, Sexie ou l'Éloge de la nymphomanie
édition intégrale, revue
et augmentée, éd. Zulma, 32380 Cadeilhan, octobre
1998.
Présenté par Claude
Seignolle lui-même.
«Oui, Sexie possède l'incommensurable
charme, l'infinie beauté, l'inévitable attirance de la
baiseuse. Certains la traitent, péjorativement, de
plaisir-à-tout, de nymphomane. Mais ce sont les
éternels jaloux, impuissants et laissés-pour-compte de
ce monde qui ne voient que mal en tout, plus particulièrement
dans le domaine que je vais m'efforcer d'évoquer en ces pages
édifiantes.»
Dans ces histoires lestes et très confidentielles, Starcante,
l'auteur de Sexie, parle à merveille de ses aventures
sexuelles. Il en fait des contes pour adultes, gourmandises pour les
sens. Spontanés, inattendus, parfois cocasses, toujours
excitants, ces «contes et récits licencieux»
constituent une sorte de folklore d'alcôve, une
véritable ethnologie de la gaudriole sexuelle exhibée
au grand jour.
Claude Seignolle présente cette nouvelle édition
intégrale, revue et corrigée, des aventures de Sexie.
Il avoue bien connaître leur auteur, caché sous le nom
de Starcante. Les premiers recueils de cet «Éloge de la
nymphomanie"
furent d'ailleurs interdits et vendus sous le manteau. Autres temps,
autres moeurs, autres bonheurs d'écriture que Claude Seignolle
nous restitue aujourd'hui pour le plus grand plaisir du lecteur
complice.
Une oeuvre réputée
pornographique cesse de choquer les pudeurs le jour où elle
révèle sa nature artistique. On pourrait citer de
nombreux exemples de créations, condamnées en leur
temps, picturales par exemple, que les musées nationaux se
font une gloire d'exposer. Le cas spectaculaire encore récent
étant
L'Origine du monde, un tableau de
Courbet mettant en valeur la fente d'un sexe féminin à
toison noire, depuis peu au Musée d'Orsay.
Pourtant les traités d'esthétique ne parlent
guère de l'art érotique, pas davantage d'ailleurs que
de l'art culinaire. Un foie gras ou un vieux bourgogne ne sont pas
censés éveiller les mêmes sentiments nobles
accordés sans difficulté à un tableau ou un
poème qui les valent. Encore admet-on parfois, avec
réticence, que la gastronomie puisse être un art, le
cuisinier ou le vigneron un artiste. Mais quant à
l'esthétique du sexuel...
Gustave Courbet : L'Origine du
monde, (1866), musée d'Orsay
J'écris bien
«sexuel» et l'exemple du tableau de Courbet n'a pas
été anodin. Les commentateurs ne sont pas avares pour
organiser autour de la femme toute une mystique artistique dont les
termes sont empruntés d'ailleurs à la poésie et
à la peinture. Une femme artificielle,
éthérée, ou à l'opposé maternante,
dont la fonction érotique, gommée du discours, ne l'est
pas toujours dans les apparences qu'elle se donne. La
publicité excelle dans l'utilisation de cette duplicité
sociale d'une érotique omniprésente du yaourt, du
déodorant ou de l'automobile. C'est que gourmandise et plus
encore sexualité passent pour des tendances basses. Que
le Cantique des
Cantiques biblique,
le
Kama-Soutra hindou, ou des
poèmes antiques d'Ovide aient été
consacrés à L'Art d'Aimer ne
convainc pas les grincheux.
De la sexualité,
jusqu'à une période récente, on n'a voulu
retenir ouvertement que la fonction sociale: les enfants (pour Dieu,
le ciment d'un couple, le nom ou le patrimoine, maintenant que le
sentiment patriotique n'a plus cours). Ou encore, pour le romanesque,
la conquête amoureuse, le donjuanisme, la séduction ou
la rupture, qui ont fait l'objet de maintes créations. Mais
l'essentiel -ce qui se trouve entre les jambes- est rarement
abordé, ou quand il l'est, c'est dans la gêne ou dans la
discrétion. L'acte sexuel lui-même est
évoqué comme intime, voire vulgaire, ou pour certains,
honteux. À la limite, on l'admet sous un travestissement. Par
exemple, dans une certaine culture chrétienne traditionnelle,
on ne baisait que dans le mariage, sacrement qui sanctifiait et
idéalisait l'acte. Et surtout, si chacun y pensait, on
n'était cependant pas censé parler ouvertement de ce
qui se passait, la cérémonie rituelle et le repas de
noces terminés. Suggérer la suite, c'était
trivial. Évoquer dans le détail les activités au
lit, c'était carrément obscène. En me relisant,
bien que les temps aient beaucoup changé, je me demande s'il
faut utiliser des verbes au passé, notamment pour ce qui se
dit sur la question lors des conversations familiales...
Cela pour le bon ton des
conversations ordinaires. Car bien sûr ces dames se gavent
volontiers d'une presse hebdomadaire à grand tirage: comment
parvenir le plus vite à l'orgasme, comment les
répéter, comment tirer le meilleur parti de votre
partenaire sont les sujets ordinaires des magazines féminins.
L'acte sexuel ne peut ainsi s'éprouver que dans la mauvaise
conscience. Car officiellement le sexe est sale, et le cochon un
vicieux.
Tout ceci pour expliquer que si des écrivains connus ont
commis des oeuvres érotiques, c'était jusqu'à
une période récente, dans la clandestinité et
dans le trouble, souvent sous une fausse signature. Et il est amusant
de constater que Seignolle, alias Starcante, se montre quelque peu
gêné par Sexie.
Gêné à l'égard de ceux qui le connaissent
par d'autres oeuvres, d'une qualité indiscutable dans un autre
ordre, et plutôt sages dans leurs évocations
érotiques. Gêné d'avoir écrit sous le
manteau trois romans jadis réprouvés, devenus
confidentiels, et volontairement délaissés par leur
auteur. Gêné sans doute de passer pour un cochon. Donc
vicieux...
Car Sexie, la fille
débridée, n'est ni éthérée, ni
maternante. Elle ne vit que pour son sexe, sans limite, sans retenue
et sans entrave. La pudeur est un sentiment que Sexie ignore. Le
narrateur, bien que doué, est limité par les
possibilités physiques liées à sa nature
d'homme, et il ne peut multiplier les prouesses au-delà de
limites crédibles. Mais des limites, il n'y en a pas pour
Sexie. Toutes les occasions, toutes les positions, tous les calibres.
N'importe où, n'importe quand, n'importe comment,
simultanément. Ni les dimensions, ni le nombre, ni la
fréquence ne l'effraient. Avec une sorte d'innocence absolue
qui en fait un cas. Une boulimique de l'éros.
D'autres personnages apparaissent,
avec leurs caractéristiques particulières, dont le seul
point commun est le sexe, et le seul avantage de compléter la
culture déjà bien encyclopédique de Sexie. Le
narrateur se montre distancié et bon observateur,
jusqu'à ce que sa nature l'emporte. Curieux, souvent
expérimental, avec un solide sens de l'humour. Le tout forme
une oeuvre forcément répétitive, mais
remarquablement servie par une écriture qui allie à la
fois la précision clinique, le mot savoureux, l'adjectif
pulpeux et une suggestivité soutenue. Et d'une
efficacité érotique certaine. Pure et dure.
Si la censure régnait encore
quand ces trois livres ont paru, dans les années cinquante, en
des endroits insolites, on ne peut plus dire qu'elle exerce
maintenant, en tant que bras séculier d'un ordre bourgeois,
une contrainte quelconque. En cette fin de siècle où se
développe la course à la transgression, à la
provocation et à l'anticonformisme, il n'y a plus de censure,
parce qu'il n'y a plus de société constituée.
N'apparaissent plus que des censures particulières, provenant
d'associations ou de minorités, qui utilisent surtout leurs
protestations pour faire entendre leur voix personnelle.
Aussi est-il singulier de voir apparaître, dans le grand
silence de la censure institutionnelle, cette forme d'auto-censure
autogérée que pratique Seignolle, pour des raisons
d'opportunité. En ce sens je regrette que Seignolle signale,
dans la présentation de Sexie, avoir
refusé d'écrire son nom comme auteur de l'oeuvre: pour
que "ces pages
osées ne choquent pas ceux de ses lecteurs bien-pensants qui
le lisent avec respect et gravité", faisant allusion à la "force oppressive des
conventions".
Apollinaire est-il moins bon
poète pour avoir dressé les Dix mille verges? ou
Aragon moins bon romancier pour avoir flatté Le con
d'Irène? Je ressens
personnellement l'impression inverse, de percevoir des auteurs plus
diversifiés, plus riches en étendue humaine que les
présentations châtrées des manuels de
littérature. Freud a bien montré que la pulsion
érotique est fondamentale dans toute entreprise culturelle et
que l'art est le laboratoire des désirs humains.
Pour en revenir au point de
départ de ce propos, pourquoi Seignolle, fort de son
autorité de conteur, n'a t-il pas invoqué, haut et
fort, son droit de contribuer, avec Sexie, à une politique du plaisir? à une
esthétique des sentiments gourmands et érotiques, tous
deux liés à la satisfaction de nos tripes? de la bouffe
et du lit, où La Gueule et
Sexie pourraient figurer en bonne place? Refuser
ainsi l'image publique tronquée d'un Seignolle qui se
révèlerait autant homme avec ses passions et ses
goûts, que conteur fantastique? En fait Seignolle semble se
tortiller comme une collégienne précoce qui doit avouer
à sa mère avoir fait une bêtise. Honteuse en
apparence, mais ravie. Dans la béatitude. Tout en feignant
étaler une pudique retenue pour avoir publié ces trois
écrits, il est aux anges de laisser se propager une image de
lui différente, la reconnaissant sans vouloir la
reconnaître. La main voilant le visage, mais les yeux vrillant
entre les doigts, cherchant à évaluer les
réactions de son lectorat. Il dit avoir peur de perdre sa
réputation de sérieux auprès de son vaste
public, tout en espérant se voir rassuré. Qu'il ne
craigne rien. Il avait mis au point sa légende, bien lisse,
une image certes forte, mais finalement étiquetée. Un
peu restreinte. Maintenant, quand on écrira un livre sur
Seignolle, on ne glissera plus, à la sauvette, dans un coin,
les allusions aux fantaisies érotiques de Starcante. Avec
La
Gueule, puis maintenant
Sexie, s'ajoutant aux récits et aux contes,
la partie «l'homme» ne s'effacera plus tout à fait
devant «le narrateur». À son âge, Seignolle ne
réalise-t-il pas, en bon épicurien, ce que Stephen King
affirme être le souhait commun des hommes: "mourir paisiblement dans leur
lit à l'âge de quatre-vingts ans, de
préférence après un bon repas, une bonne
bouteille de cru classé et une bonne partie de jambes en
l'air."
(Anatomie de l'horreur, 158). Disons
centenaire, par affection pour Seignolle...
Roland Ernould © 1999.
Note : deux livres viennent de
paraître concernant le tableau de Courbet :
J'étais
l'origine du monde, par Christine
Orban, Albin Michel, 79 Fr; L'Origine du monde, par Serge Rezvani, Actes
Sud, 139 Fr.
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