Claude et
Jacques
Seignolle
Traditions et
superstitions aux portes de Paris
éd. Hesse, sept. 2000.
Nos contemporains ne vivent plus que
de peurs fabriquées en grandes séries, sur des recettes
éprouvées. Claude Seignolle est un de ceux, rares, qui
a connu les peurs réelles des derniers Français vivant
encore sur des traditions millénaires. Ce qui donne à
son oeuvre littéraire ce parfum d'authenticité, loin de
la cuisine des grands éditeurs et des sondages pour chercher
et fabriquer ce qu'il plaira aux lecteurs de se choisir comme
frayeurs. L'angoisse demeure aujourd'hui, quotidienne, mais elle est
devenue liée à des causes immédiates et
matérielles, au seul présent et à ses
incertitudes. Elle a perdu l'authenticité de ce qui faisait la
puissance des grandes peurs cosmiques du passé.
Auteur de quinze ouvrages ethnologiques et d'une soixantaine de
contes et nouvelles, Seignolle n'a cessé de fureter partout
où il pouvait ressusciter les légendes d'antan.
Sorcières, jeteuses de sort, devins, guérisseurs,
pratiques magiques et croyances superstitieuses du terroir, il fait
de tout son miel. Un florilège d'une humanité en
état de survivance, qui a maintenant disparu en moins de
cinquante ans. Deux générations. Les rares survivants
de cet irrationnel ancestral ne se retrouvent plus dans le
nôtre, et nos irrationnalités n'ont guère
d'échos chez eux. Plus qu'un fossé, dont la berge est
encore visible, les sépare : un abîme, que rien ne
pourra jamais plus combler.
Conseillé par l'ethnologue Van Gennep, ce "brocanteur du
fantastique", comme il se qualifie lui-même, a passé une
grande partie de sa vie à la collecte des fantasmes humains,
des peurs brutes, instinctives, ancrées dans les moeurs
campagnardes - et occasionnellement urbaines. Cette
réédition des comportement encore observables dans sa
jeunesse dans le Hurepoix, Tradition et Superstitions aux portes de
Paris, est, en même
temps qu'un hommage à son frère, un bon
témoignage de cette mission qu'il s'était alors
donnée, sauver les observations sur les faits insolites, les
vestiges du passé, pour leur redonner vie. A l'époque,
les légendes et le merveilleux commençaient à
Arcueil, Bagneux, Montrouge ou Malakoff. Devenu le rapporteur
fidèle, le diseur de ces légendes reflétant la
pensée populaire dans ce qu'elle a de plus instinctif, avec
son mode de pensée prélogique, ce chantre de la voix
populaire entonne à pleins poumons le chant d'une
réalité alors en état de survivance, qui
dépérit dans l'indifférence des milieux
intellectuels et des individus urbanisés. Il restitue avec
opiniâtreté les crédulités, les croyances,
les convictions et les fausses certitudes d'hommes encore tributaires
d'une nature toute puissante qui vivent encore les dures
réalités d'une nature qu'il faut forcer pour
survivre.
Enregistrée par un médium réceptacle d'une
pensée sauvage, vécue avec profondeur et conviction
absolue par ses adeptes obligés, la transcription de ces faits
rustiques, primitifs, ne se limite pas à ses convictions et
fausses certitudes, à ses pratiques magiques, aux
médecines empiriques. Elle touche aussi aux fêtes
traditionnelles, aux veillées, aux célébrations
du sacré. Du berceau à la tombe, Seignolle nous fait
participer aux cérémonies périodiques, à
la météorologie paysanne, aux chansons et jeux
populaires. Ce recueil est le premier publié d'une masse de
croyances transmises oralement de siècle en
siècle,collectées par Seignolle région
après région, qui en font un ensemble d'une remarquable
polyphonie folklorique, faite des multiples voix des croyances, des
légendes, des archétypes primitifs et des mythes, qui
remontent à la nuit des temps. On se rend d'ailleurs vite
compte que nos ancêtres n'ont jamais vraiment été
christianisés, qu'ils sont restés semblables à
eux-mêmes, se contentant, au travers des croisades et
évangélisation, d'ajouter les nouvelles croyances aux
anciennes, jamais supplantées. Ils n'ont jamais vraiment fait
de différence entre leur psychologie et leurs convictions, se
souciant peu de logique et de cohérence. Dans leurs
difficultés, les épidémies, les guerres et les
invasions, ils détenaient ainsi précieusement un
trésor disparate, qui leur permettait de survivre, et dont ils
se gardaient bien de lever les contradictions. Alors que tant
d'auteurs contemporains fouillent les motifs fantastiques anciens en
explorateurs méthodiques, soucieux d'en exploiter tous les
filons littéraires nouveaux, souvent artificiels, Seignolle
hérite d'un fantastique solide, soudé aux courants
secrets qui relient les hommes à leurs profondeurs
telluriques, à l'absurdité de leurs conduites qui les
entraînent à la destruction ou à la mort depuis
des temps immémoriaux.
De la transfusion directe du merveilleux populaire à la
matière de ses contes, ce fantastiqueur médium a
gardé une partie de la sauvagerie des propos populaires :
style rugueux, rocailleux, coruscant, à nul autre semblable.
Autodidacte, il n'est pas passé par une formation
littéraire, mais sans avoir fréquenté les
classiques, il figure à la bonne place dans la
littérature de ce siècle. Il y a d'autres romanciers
qui ont fait leur miel de ces temps à la fois anciens et tout
proches, mais de manière conventionnelle, et sans
originalité véritable. Ils touchent davantage parce
qu'ils ressuscitent un passé encore nostalgiquement
vécu par certains, une vie de tous les jours avec ses joies et
ses misères que de moins en moins de nos contemporains
connaissent par les récits émus de leurs aïeux.
Seignolle est d'une autre trempe, et ce quotidien émouvant ne
lui suffit pas. Le passé qu'il ressuscite partiellement lui
offre avant tout l'occasion d'en distiller, en sorcier
inquiétant et sarcastique, ses aspects les plus
dérangeants, les plus délétères, la face
cachée d'un univers obscur et hostile.
Véritable poétique,
l'univers de Seignolle peut se comparer à une grande toile
d'araignée, où viennent se prendre et coexister aussi
bien les peurs paysannes souterraines ou nocturnes que ses
créations personnelles. Il a représenté dans un
dessin connu l'âme humaine enfermée dans une bouteille.
Il est impensable que la sienne y soit ainsi. Elle a besoin d'espace.
Aranéide humain, Seignolle aime à pomper le suc de ses
proies, à sucer leur vitalité pour la transfuser dans
ses récits. Une véritable subtantiation, qui des ombres
et des lumières réelles, mais anonymes, produit une
oeuvre personnelle d'ombre et de lumière. Bien que ne
créant plus, mais ne laissant pas son oeuvre se fossiliser, la
reprenant sans cesse, il tisse d'autres toiles, des réseaux
complexes où relations, amis et connaissances se retrouvent
englués par la verdeur de ses propos, la chaleur de ses
sentiments, la richesse de sa présence.
Synthèse française unique par sa puissance
d'évocation du folklore transmuté en
littérature, l'oeuvre de Seignolle s'apparente aux meilleures
réussites des romantiques allemands du siècle dernier.
Ses récits sont de la lignée des Contes
de Grimm ou de Tieck, du Cor
enchanté d'Arnim et
Brentano, des Élixirs
du diable d'Hoffmann ou du
Peter
Schémil de Chamisso,
tous ces fantastiqueurs qui se sont nourris des choses obscures de la
campagne, souterraines ou nocturnes. Dernier survivant authentique
d'une tradition disparue, Seignolle a réussi le tour de force
d'être simultanément moderne, singulièrement
présent, et de garder, en ce début de siècle,
les yeux fixés sur l'avenir. Son avenir.
Roland Ernould © 2000.
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