Claude Seignolle La Gueule,

Zulma éd., 3/1999, 32380 Cadeilhan.

 

La quatrième de couverture :

La Gueule, c'est 1a faim terrible qui prend l'homme au ventre et le pousse à toutes les folies. À partir de souvenirs très personnels, Claude Seignolle raconte la Seconde Guerre mondiale, sa captivité en Allemagne nazie, la résistance en Sologne, puis, après la guerre, un séjour en Suède, au Maroc et à Ibiza. Avec la verve de conteur qu'on lui connaît, il donne au quotidien une dimension quasi surnaturelle. Les soldats allemands deviennent pour lui des loups verts. La capture d'une patrouille ennemie se fait à l'aide d'une gamelle de patates. Et de "l'exécution du chien pourri", André Hardellet souligne «le don hallucinatoire de la description»! Si le cauchemar tient lieu de réalité, la peur et la détresse ne résistent pas à un rire intérieur qui fait foi en la vie.

L'analyse de cette oeuvre de Seignolle est un exercice difficile. L'introduction étoffée, remarquable d'Éric Dussert rend l'aventure encore plus périlleuse. Une lecture naïve n'est d'ailleurs plus possible. Je ne peux la faire qu'au travers des déclarations et les comportements d'un homme qui construit passionnément ses histoires et son image. S'il fallait le qualifier en quelques mots, je dirais que Seignolle est un metteur en scène remarquable, metteur en scène littéraire de ses contes fantastiques, de ses récits biographiques, et metteur en scène théâtral du personnage qu'il a sans cesse patiemment construit et qu'il impose, sans qu'on puisse le remettre en question.

La Gueule est d'abord une oeuvre politique. Pas la politique politicienne, dont a horreur Seignolle. Mais «le» politique, la vie du citoyen dans la cité des hommes, au sens aristotélicien: vivre au mieux, avec les autres humains, dans une société régulée. Or, constate Seignolle, notre vie en commun est un désastre. Règnent partout l'autoritarisme borné, l'exploitation de l'autre, la vie mangée par les travaux industriels destructeurs, l'écrasement des petits, l'incompréhension, la moquerie, bref, le malheur d'être des hommes condamnés à vivre ensemble. Il décrit aussi la richesse égoïste des habitants des nations nanties, comme ces Suédois rencontrés après la guerre, pétant de santé, "étalons intacts" (152), alors que dans le reste de l'Europe on ne rencontre que balafrés, amputés et corps meurtris. Et ce sont les maux les plus graves. Le pire étant dans l'acharnement à molester, à blesser, à dominer, à tuer: la folie de la guerre. Tout ceci dit avec force, sans discours, en quelques mots, auxquels la force stylistique donne un impact émotionnel suffisant pour emporter l'adhésion. Sur ce terrain, Seignolle a des accents qui rappellent le meilleur Céline. Mes lecteurs y rencontreront aussi un King familier pour qui sait le lire entre les lignes, un King que ne renierait pas Seignolle: "Bien sûr, les monstres existent. Ce sont les hommes qui, dans je ne sais combien de pays, sont prêts à pousser sur le bouton pour déclencher la guerre atomique, ce sont les pirates de l'air, ce sont les assassins à la chaîne et les tueurs d'enfants." (Salem, 169)

Heureux ceux qui, ici et là, trouvent un réconfort dans une camaraderie momentanée, où on partage comme on peut son malheur, dans une solidarité sans lendemain. Des bêtes qui se rassemblent pour avoir un peu de chaleur et mieux faire front à l'orage. Les passages les plus humains sont ceux des instants réconfortants de ces rencontres. Car la guerre, le pire symbole de tous les travers humains, meurtrit Seignolle au plus profond. Le premier récit de ce livre est un plaidoyer révolté contre la guerre et la corruption humaine généralisée qu'elle entraîne. La guerre permet à la «gueule» de révéler des limites dans l'odieux que la vie quotidienne normale ne permet pas. Et Seignolle ne joue pas au saint: quand lui-même a l'occasion de s'en prendre aux «loups verts», vainqueurs déchus, c'est pour leur enlever ce qui pèse encore plus que leur vie: leur dignité. Il y arrivera par la gueule.

La «gueule», ce sont les pulsions animales, fondamentales et difficilement maîtrisables par l'être humain: manger, boire, copuler. Plus tuer d'autres humains sans nécessité vitale, pour le plaisir. C'est la gueule qui fait des hommes des monstres. Vivre, c'est manger. Éventuellement l'autre. Dure nécessité de la nature humaine, que la société des hommes tempère à peine dans son fonctionnement ordinaire.

Mais que la guerre éclate, et la gueule s'impose sans vergogne: toujours insatisfaite. Si on ne la comble pas, on meurt de faim. Si on cherche à la remplir, on peut en mourir, comme ce biffin qui, la colonne de prisonniers quittée, meurt, tué d'un coup de pistolet dans la nuque tiré par un gardien, dans un champ proche pour avoir voulu cueillir une patate. Mort de la plus totale insignifiance: "Il m'aurait semblé équitable que, voulant tuer un homme, ce coup de revolver fît un bruit de canon; un bruit à se boucher les oreilles; un fracas de fin du monde, car l'homme est un monde à lui tout seul. La fin d'un être humain vaut bien un orage. Eh bien, non; ce fut seulement ce craquement mesquin, aussitôt emporté par l'immense crissement des semelles cloutées raclant le silence des chaussées." (59) Mieux vaut d'ailleurs, pour la dignité humaine, mourir assassiné dans l'absurde, soumis à "l'aveugle puissance des armes, du feu et de la mort" (26) que devoir lucidement perdre son honneur comme cet officier allemand, naguère affamé de carnage, qui se rend, la rage au coeur, pour avoir cédé à la tentation d'un plat de pommes de terre.

Et si, par chance, on se la remplit, la gueule, on meurt aussi, gavé comme ce polonais affamé qui s'est empiffré de pommes de terre crues, et qui n'accouche pas du foetus d'amidon indigeste que son estomac ne parvient pas à expulser. La gueule, qui se contente de tout, y compris de frites cuites à la graisse de charogne, en plein "primitivisme bestial". La gueule tournée en dérision, quand dans l'après-guerre, dans la pénurie générale et la recherche difficile de la nourriture, des négociants d'un papier devenu rare gavent la fille d'un riche suédois, leur fournisseur de pâte: "Tous ces affamés du papier finissaient par la pourrir à coups de marennes, de belons, de cuisses de grenouilles, de poulardes, de pinards rarissimes, de champagnes millésimés." (145) La fille trouve que l'on a fort exagéré la misère des Français. Et aussi, pour être complet, la gueule gastronomique, qui peut devenir un art, avec le restaurant "haut-lieu de la gueule, un temple dédié à la boustifaille." (193)

La gueule, c'est aussi le sexe, le désir qui couve dans les ventres, le fluide charnel de la femelle qui pousse au viol. Ce n'est plus la mort, mais la possession de l'autre qui est recherchée: "
Nous ne pensions, nous ne désirions plus que la chose. La Chose depuis longtemps prisonnière en nous. La Chose convertie en simples images, impalpables, imaginées." (50) Le sexe qui se retrouve partout dans le recueil, inhibé en Suède, suggestif au Maroc, tranquillement conjugal en Sologne. Et puis la gueule, c'est aussi la soif, obsédante dans le désert. Bref, partout, la gueule.

Le fantastique n'apparaît pas au premier abord. Une remarquable description de la peur, celle qui prend aux tripes et submerge tout
(125), ne débouche pas sur l'objet la justifiant. Alors que dans les nouvelles de Seignolle, le fantastique naît de l'intrusion d'un événement surnaturel dans la quotidienneté des choses, le fantastique de La Gueule est d'une autre nature. L'oeil de Seignolle «voit» ce qu'on ne devrait pas voir. Voyant qui décrypte l'élément fantastique dans les choses, Seignolle découvre des correspondances cachées. La chevelure d'une vieille femme devient brusquement insolite: "Ses longs cheveux, collés en nattes raides par la crasse huileuse qui luit par instants, comme des éclairs, volent raides autour de sa tête hagarde, tentacules de pieuvres arrachée de son antre marin, cherchant à saisir son tortionnaire." (177) Les scènes horribles sont nombreuses: les tankistes au visage fondu qui, Frankenstein involontaires, portent un masque: "L'un d'eux passa sa main sur sa nuque; alors, craignant que sa tête ne fût aussi postiche et qu'il ne l'enlevât, je fermais les yeux." (124) Suivent des images d'épouvante. On ne peut tout citer: l'exécution atroce, yeux arrachés au doigt, du résistant Écureuil; l'ouvrier tombé dans une cuve d'acide, qui y perd lentement sa substance; le chien pourri increvable. Et la truie folle, la charrette de la mort de l'Ankou breton, le ventre gonflé du cerf mort, dont la langue évoque "une limace géante cherchant à pénétrer dans la gorge." (133); et d'autres encore.

La seule lumière dans ce monde ténébreux, où règne en maître le "crime de lèse-harmonie" (131), ce sont les mots et les livres. Les mots, qui mettront à la merci du narrateur les loups verts affamés, qui ont abandonné pour manger leur attirail guerrier: "Après avoir eu les armes par la gueule, il fallait avoir l'esprit par le Verbe." (67) D'où cette louange du livre, insolite dans ce monde où on cherche avant tout à sauver sa peau, ou la torture physique est constamment présente: "Je souffre toujours quand je vois un livre torturé. Le livre est une chose vivante, un cerveau discret, en veilleuse; un cerveau non de matière compacte comme le nôtre, mais un cerveau de lamelles, toujours docile, toujours disposé à satisfaire votre curiosité." (108) Des livres dans lesquels Seignolle s'est toujours vautré, qu'il aime peut-être avant tout, qu'il multiplie à donner le tournis et qu'il parsème avec magnanimité...

Mise en scène à la Malaparte, percutante par le choix du vocable juste et des effets de style. L'auteur s'est battu avec les mots, drus, goûteux, charnus, gouleyants, parfois tendres, pour leur donner la juste place dans une prose fascinante. Dans le meilleur récit du recueil, il brode de multiples et invraisemblables variations sur le légume du pauvre... Livre le plus souvent de dérision, cruel, ironique, d'une gaieté tragique, toujours mené avec entrain. Qui suscite des parallèles: ceux avec les auteurs énoncés plus haut, Moravia, Theodor Plievier, pour les deux premiers récits. Cendrars, un camarade de Seignolle, pour l'esprit de pérégrination et la recherche. Dans le troisième texte, des évocations du Maghreb suggèrent le Gide découvrant le pays, avec des expressions poétiques semblables à celles de son Nathanaël des
Nourritures terrestres. Le tout me fait enfin penser aux sentiments de révolte et d'absurde, si marquants dans Camus, qui a écrit à la même époque, qui ressent simultanément, comme Seignolle, le dérisoire du temps et le même goût pour la vie. Comme Camus décrivant Tipasa, apparaît un Seignolle sensoriel, inséré dans son monde, cherchant à rendre l'union du corps humain avec la vitalité de l'univers, fût-il décevant sous bien des aspects. Sa poétique n'est pas celle d'un spectateur, mais d'un acteur qui participe au grand mouvement des choses.

Si on n'a pas bien pénétré Seignolle, on ne comprend pas pourquoi il a laissé sommeiller ces récits pendant si longtemps. Son personnage (le «je» est omniprésent), vit une existence plongée dans des événements variés, ce qui facilite les observations et les confidences, rares ailleurs. Seignolle vit pleinement son temps. Surgissent des aspects secrets d'un Seignolle aimant le manger, le boire, les filles; des réactions à la fois roublardes et innocentes aux événements. Comme ces aspects seront ensuite gommés dans ses contes, on peut penser que Seignolle a mis de côté ce livre, trop personnalisé à son goût, pour ne pas brouiller l'image de l'écrivain qu'il voulait donner. Ses amis de l'époque connaissaient bien cette vitalité, qui se révèle plus crûment encore dans un autre livre,
Sexie, qui vient de paraître, après un aussi long sommeil que La Gueule. Les contes occultent le vrai Seignolle, le rendant mystérieux, en retrait dans une temporalité différente, en accord avec les dits naguère recueillis auprès de ses campagnards. Ils ont contribué malheureusement à restreindre l'image d'un Seignolle au mythe réducteur du meneur de loups. Personnage bien plus complexe, que l'on devine derrière ses contes, mais qui est difficilement mis à jour. Il est heureux que Seignolle se soit décidé à donner une image plus ouverte de sa nature.

La chasse à la patate du premier récit suggère une certaine approche
."Poussé par toute la kyrielle de [ses] ancêtres chasseurs surgis de la nuit des temps" (131), Seignolle est lui aussi un chasseur de proies. Ses captures ne sont pas de chair, mais les produits de l'essence humaine, de ce que l'homme a en lui de plus précieux, de plus typique, transcendant l'animal qui gronde en lui: les vestiges de son histoire, les croyances lentement élaborées au cours des millénaires, les mots pour écrire et les témoignages de la vie des hommes.


Le cheminement spirituel de Seignolle paraît évident. D'abord l'adolescent et le jeune homme, c'est la chasse archéologique, des traces concrètes, palpables, que la terre a conservées et que l'on peut retrouver ensuite dans un musée pour le plaisir d'exercer son regard et d'évoquer des grandeurs. Puis l'exercice devient plus théorique, avec la chasse aux récits populaires qui suppose plusieurs intermédiaires (capter la confiance, recevoir le récit, le mettre en forme). Ensuite la chasse aux mots, à l'écriture pertinente qui se dérobe et se trouve enfin, avec l'accumulation des contes fantastiques, utilisant des matériaux précédents. Mais remaniés, et sublimés jusqu'à cette perfection qui permet au lecteur de sentir se produire le miracle de la rencontre d'un passé, presque déjà lointain, d'hommes de passions, de croyances, de peurs et de mort, avec un écrivain qui les ressuscite. Enfin avec l'âge, est venue la chasse de la quintessence de l'humain, la poursuite de l'autographe, une page manuscrite qui contient un plaisir ou un tourment d'homme célèbre, ou seulement une signature mythique qui fait encore davantage rêver. Et toujours, pendant ces quêtes se succédant, la chasse à l'affection, à l'amitié, aux marques de reconnaissance, un Seignolle cherchant constamment à séduire, à accumuler contacts, relations et liens. Travail passionnant, qui a occupé toutes ces dizaines d'années, et qui le motivent toujours. Somme toute, une longue chasse à la patate. Ramasser, pendant que peut se faire encore, avant leur pourriture par le temps, ce qui peut encore être sauvé de ces trésors populaires avant leur disparition. Ramasser ses contes déjà écrits, les trier, les rassembler à nouveau, dans des paniers toujours renouvelés, des livres qui n'ont jamais le même contenu. Ramasser les autographes qui symbolisent une vie d'efforts créateurs, les classer, les sauver de l'ensevelissement pire que la mort. Et ces patates, pour organiser leur survie de son vivant, Seignolle va les faire passer, comme les patates que l'on sait maintenant conserver longtemps, par une sorte d'équivalence aux substances et aux radiations qui permettent une plus longue conservation des tubercules: l'occupation incessante du terrain, l'organisation autour de son oeuvre d'un réseau de laudateurs, l'amoureuse élaboration d'une statue destinée à lui survivre. En espérant ce miracle impossible: parachever et imposer définitivement l'image que les décennies futures garderont.
Un personnage hors du commun. Une force.

Roland Ernould © 1999.

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