Seignolle et
le fantastique
Colloque de
Cerisy-la-Salle, éd. Hesse, 2002,
360 p.
De tous les hommages qui lui ont
été rendus ces dernières années, la somme
que voilà a dû plaire particulièrement à
Claude Seignolle. Cette éclatante reconnaissance
universitaire, accordée sans réserve, a attiré
au Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle du 14 au 21
août 2001 un auditoire choisi. Témoignage
précieux, le livre se trouve maintenant dans toutes les
facultés de lettres, alors que la plupart des ouvrages
critiques consacrés à Seignolle étaient devenus
introuvables ou hors-commerce.
On sait que Claude Seignolle a cessé d'écrire il y a
une vingtaine d'années. Mais il a repris certaines oeuvres,
pour des rédactions qui lui paraissaient meilleures, ou mieux
adaptées à de nouvelles publications, ce qui donnera
bien du plaisir aux exégètes qui essaieront de rendre
compte du sens comparé des diverses transformations
effectuées. Quelques intervenants se sont livrés
très partiellement à ce travail qui paraît
prometteur. Discutant, réfléchissant, l'esprit toujours
en mouvement, l'attention en quête, Seignolle vit
cloîtré à Chatenay-Malabry, en cultivant à
la façon de Voltaire son jardin et travaillant pour la
postérité et sa gloire, devenues son unique souci, dans
un égocentrisme saisissant et magnifique. Il exerce une
constante présence éditoriale et accorde beaucoup
d'importance à la reparution ininterrompue de ses oeuvres,
sous des emballages et avec des éditeurs variés, nouant
sans cesse de nouvelles relations. Cette façon d'agir, jointe
à la qualité de son oeuvre, explique qu'il n'y ait pas
de réticences dans les textes du Colloque, avec des
intervenants conquis. Multipliant les éclairages et ouvrant
souvent des perspectives, cette somme affectueuse ne prend donc pas
l'allure d'un témoignage pré-mortuaire. Au contraire,
fixant l'état du savoir sur Seignolle en ce début de
siècle, elle engage les chercheurs dans des sentiers
prometteurs encore peu frayés.
Le plus grand intérêt des Actes du Colloque ne vient
pas, à mon sens, des interventions purement littéraires
sur l'oeuvre, mais de celles qui concernent l'homme Seignolle
lui-même. Seignolle attend son biographe, qui devra être
un spécialiste de psychologie averti, tellement l'homme est
ondoyant, changeant, multiple, à la manière d'un
Montaigne auquel il ressemble de plus en plus au fil du temps dans sa
manière de vivre. Qu'aurait-il pu nous dire sur lui-même
s'il avait consacré une partie de son temps à
rédiger des mémoires en essayant de se comprendre avec
la même authenticité que l'auteur des Essais? Mais Seignolle ne se confie pas vraiment, il ne peut
vivre que masqué. Et, heureuse surprise, plusieurs
interventions essaient de jeter quelque lumière sur le
personnage, en même temps que prend consistance l'idée
que l'oeuvre a une unité, qu'elle n'est pas constituée
de trajectoires disparates qui paraissent dissociées (le
fantastiqueur paysan, le fantastiqueur urbain, le bateleur de sa vie)
alors qu'elles étroitement liées. Seignolle, comme le
montre Chareyre-Méjean, a "la possibilité de voir comme" (21). Il est l'écrivain qui a d'abord
rêvé sa vie, puis a essayé de la construire dans
cette perspective, mais dans les circonstances d'un conte et avec la
mentalité d'un conteur-né. Il a exploité toutes
les opportunités que la vie lui a proposées ou
imposées, pour les intégrer à l'histoire qu'il
voulait se donner, aux schèmes mentaux qui le commandaient.
Toute réalité peut alors devenir, et être
vécue par la mémoire, comme une réalité
autre. Entre ce qui a été vécu, imaginé
(construit? dénaturé?) et la réalité, les
nuances s'estompent.
Dans une étonnante
«vision» transformatrice de la réalité
(voilà les choses telles qu'elles pourraient être,
idéalement), Seignolle vit le réel imaginairement et
réellement autre, avec une mentalité identique aux jeux
de simulation d'un enfant qui lui paraissent absolument vrais dans
l'instant. Semblable au mythomane André Malraux qui
«arrangeait» ce qu'on lui disait ou ce qu'il faisait,
«la» réalité devenant ce qu'il avait
imaginé à partir d'une certaine réalité,
modifiant des événements, inventant des rencontres, des
conversations qui n'ont jamais eu lieu, Seignolle modifie, amalgame,
combine, déplace, incorpore, remodèle, fusionne,
invente des échanges, des anecdotes, des remarques, des
attitudes. Ce qui seul compte, c'est ce qu'il fait percevoir, ce qui
«donne sens» à une réalité
insuffisante à ses yeux. Seignolle est un maître de la
mise en scène, dans ses oeuvres comme dans sa vie. Travail de
reconstruction de la mémoire, à la fois fabulante
(voilà ce que mon ego aimerait que la réalité
soit) et créatrice (si je la décris ainsi, je la fais
exister telle), d'un homme qui veut forcer son destin en construisant
une vie imaginée à partir de ce qu'il a vécu, et
qui finit par se l'imposer comme il l'impose à ses admirateurs
conquis par cet étonnant hâbleur. Après avoir
tellement inventé, transformé de lui-même, avec
une opiniâtreté de paysan dur à la tâche,
Seignolle en est venu au point qu'il recherche maintenant avidement
sa Vérité, qu'il ne trouve plus dans les yeux des
autres, devenue insaisissable pour lui comme pour ses commentateurs
effrayés par la monumentalité et la complexité
du personnage, et qui préfèrent se rabattre sur les
données plus solides des principes établis de la
littérature...
Une partie du Colloque a donc été consacrée
à l'utilisation des
éléments biographiques à des fins de
fiction. Les plus hardis dans
l'interprétation du «personnage Seignolle» sont ceux
qui le connaissent depuis longtemps, le vieux compagnon de route
Alain Chareyre-Méjean, Roger Bozzetto, qui a
déjà consacré plusieurs études à
l'auteur, Armel Louis, plus anecdotique mais qui rencontre l'auteur
journellement, et Jean-Pierre Picot.
En Seignolle, Chareyre-Méjean voit l'homme de l'image, de la mémoire et de la
confusion des choses. À partir d'exemples, il analyse
longuement chez lui le travail du souvenir, l'artisanat de la
mémoire, l'arrêt sur le détail qui donnent
à l'oeuvre de Seignolle son caractère particulier. Le
souvenir se transforme en une image et se reconstruit à partir
de ce qui est pensé, puis dit. Le dénominateur commun
est "le «devenir
image» du réel dans le souvenir." (16) Pour Seignolle, le «voir» et
le «croire» se confondent : "Le charme de Claude Seignolle tient à ce que leur
signification est indissociable de ce qu'ils font
voir." (19)
Roger Bozzetto met en évidence
l'interpénétration dans l'oeuvre de Seignolle de divers
éléments vécus simultanément, et non
successivement, comme on les classe habituellement dans les
études critiques, avec une répartition artificielle des
textes en romans fantastiques paysans, urbains, ou biographiques. Par
exemple, en 1945, il publie Les Fouilles de Robinson, Le
Rond des sorciers et écrit
les trois textes de La Gueule. Quand
Seignolle prétend que sa "bibliographie lui sert de
biographie", il ne veut pas dire banalement que sa vie nourrit ses
créations, ce que pratiquent tous les écrivains.
Seignolle, dit Bozzetto, "joue
avec la mémoire et le temps pour construire l'image de
l'écrivain qu'il est aujourd'hui." (24) Dans une intéressante analyse
d'Une enfance
sorcière, il montre la
remarquable reconstruction à laquelle se livre Seignolle pour
se donner la posture traditionnelle du héros (sa mission
existe avant sa naissance) et dont l'existence se déroule
uniquement sous des «signes» obligés du destin qui
déterminent son parcours d'écrivain dans les voies qui
lui ont été inexorablement tracées :
"Les textes autobiographiques
de Seignolle n'ont pas simplement pour but de construire une belle
image de soi. Ils témoignent d'une recherche des origines de
ce qu'il nomme à juste titre son «don»
d'écrivain. (...)
Seignolle est un
écrivain de la mémoire créatrice et de ses
mystères." (30)
Jean-Pierre Picot examine
La
Gueule sous trois angles : celui
de la dérision, déjà pratiquée par
Céline dans Voyage au bout de la nuit, dans les descriptions de divers aspects d'une guerre
que Seignolle ne condamne pas puisqu'elle lui paraît naturelle;
celui des travestissements de la réalité de la guerre
semblable à celle de Curzio Malaparte dans Kaputt. Comme Malaparte, Seignolle pratique l'illusionnisme
littéraire, transformant ou métamorphosant les faits :
imposture? ou plutôt "«pacte de lecture» : être dupe ou
complice de l'écrivain." (48) Le troisième angle de l'étude celui
de la transformation des faits, de certaines impossibilités
dont il donne des exemples et où on peut prendre
"en flagrant délit
d'affabulation Seignolle le menteur, ou Seignolle l'avisé, ou
Seignolle aux mille tours."
(35) Est-ce que cela a finalement de l'importance d'un point de vue
littéraire? "Dans la
lignée d'une esthétique poesque bien connue, Seignolle
sait que l'oeuvre d'art porte en elle-même sa propre
vérité,qui n'a rien à voir avec
l'authenticité factuelle; le chaos et la confusion du
réel prennent sens dès qu'ils sont
ré-informés en un texte littéraire. Il faut donc
considérer le «récit de guerre» comme une
fable, qui n'en rend que plus flagrante l'imposture
«réaliste»".
(36)
Enfin Armel Louis, le
libraire attitré de Seignolle, qu'il côtoie
"tous les
jours", nous donne sa
description d'un "conteur qui
a fabulé autour de sa vie." (53), dans une sorte de biographie vue par un
témoin. Tout en soulignant honnêtement les limites et
les risques de son entreprise, il nous rappelle quantité de
détails biographiques sur un ton de discours de prix
enlevé, plaisant et «académique», qui tranche
sur les autres interventions du recueil : il évoque par
exemple le "priapisme
rigolard" de Seignolle alors
qu'on ne fait que citer pudiquement Sexie dans les 360 pages du recueil... Le fil de son
intervention s'appuie sur le constat que la vie de Seignolle est
"un conte. Le conte, c'est sa
vie. Lorsque l'homme est le même conteur, raconter sa vie c'est
la réinventer, c'est fusionner le sujet et l'objet."
(54) Armel Louis
détaille le mode de vie actuel de son auteur :
"Vous régnez de votre
île sur la parole, mais vous fuyez les colloques et les foules.
La mémoire sélective, vous vous entretenez avec chacun
de nous, un à un, ramenant une bribe de vous-même, un
livre ou une anecdote, un cheveu. Votre souffle se mêle
à nos respirations sans que nous puissions contenir votre
verbe. Vous prêchez votre existence et vos évangiles
pour mieux mystifier le mystère." (64).
Plusieurs auteurs se sont consacrés à l'apport ethnographique et à son
traitement narratif. Jacques
Goimard montre que Seignolle est un être
pluriel qui s'est adonné à des activités
variées, et qu'il incarne différents aspects d'une
riche nature, servie par des circonstances habilement
exploitées. Il fait la part de l'écriture et de la
réécriture dans son oeuvre, "réécrivain de
lui-même" et même
"super-réécrivain" (68), bavard impénitent et conteur
doué, qui possède des aspects tragiques et
romantiques.
Jean Marigny établit un lien entre
l'expérience ethnographique de l'auteur et ses contes paysans.
Il constate que le fantastique hérité de Seignolle est
un témoignage de la pensée sauvage dont la
particularité est de ne pas être mise en doute par ceux
qui la vivent, se soustrayant ainsi à l'hésitation et
aux paradoxes : "En cela, il
échappe à toutes les définitions habituelles que
l'on a données du genre. Ce fantastique accepté dans
lequel le narrateur semble partager les croyances des protagonistes
est unique." (88)
Marie-Charlotte Delmas
s'interroge sur la notion de «fantastique paysan»,
expression qui l'agace parce qu'elle a servi à minimaliser
Seignolle naguère. En fait, les histoires parisiennes
participent du même esprit : la mise en scène des
superstitions, certaines rurales, d'autres citadines, dont les points
communs sont les superstitions "transversales", liées à
la mort, au diable et à ses objets ou possessions
maléfiques. Les histoires de Seignolle resteront parce que ce
que l'on nomme "fantastique
paysan n'est en fait que la scription et la mise en scène
d'une pensée primitive, d'une pensée ouverte à
la magie et au surnaturel
(...) qui dépasse
largement le cadre de la paysannerie. ou alors il faut entendre le
terme «paysan comme la pensée primitive qui réside
dans l'individu, le côté obscur qui nourrit ses
superstitions." (94)
Fabienne Caland
étudie ce qu'elle appelle le "flou", la "mouvance" dans les
récits seignolliens, le jeu des correspondances et de
l'imitation, sans préciser cependant, ce qui est important,
que Seignolle n'a fait que reprendre les caractéristiques de
la mentalité magique telles que les décrivent les
ethnologues. L'irréel admis au sein de la vie quotidienne,
l'absence de frontières entre le connu et l'inconnu qui
caractérise la pensée sauvage ont été
imités par Seignolle, "l'imitation du réel ouvrant la porte aux
superstitions d'un peuple, et le devenir, celui de la
complexité de perception de l'être
vivant." (353)
Maud Vauléon
s'intéresse à la place de la voix dans les
récits de Claude Seignolle, qui pratique un style de
l'oralité. Les récits seignolliens se
caractérisent par les effets de voix, de rythme de narration,
de marqueurs (répétitions, onomatopées,
interjections), de non-dit (marqué par les points de
suspension). Cette proximité entre l'écriture et
l'oralité rapprochent les récits de Seignolle de la
tradition du conte : "La
tradition orale, sous toutes ses formes, y compris à travers
sa présence dans la littérature écrite, est une
célébration du passé, des temps anciens. Elle
signifie la volonté du non-oubli, le besoin de se souvenir du
temps passé. Les contes de l'oralité doivent être
évoqués en terme de mémoire du
futur." (118)
William Schnabel recense
les diverses représentations du diable dans la tradition
paysanne française telles qu'elles apparaissent dans
Les
Évangiles du Diable. pour
en arriver à la conclusion que l'homme aurait
créé le diable comme personnification du mal et
l'aurait projeté sur une partie nocive socialement de la
réalité, lui conférant ainsi sa signification :
"Le Diable représente
les instincts agressifs de l'homme, qui, faut-il le rappeler, n'a
jamais été un être assoiffé d'amour pour
son prochain." (139) Le mal
entraîne la dépossession de soi, mais garde son attrait,
et nourrit notre imaginaire en s'appuyant sur nos désirs
inconscients.
Les procédés
d'écriture et les
productions d'effets de fantastique ainsi que la mise en oeuvre des
effets de fantastique sont, bien entendu, étudiés.
Delphine Gachet nous
décrit l'auteur comme un constructeur, qui a
privilégié au cours du temps la forme courte dans ses
récits. Comme elle le montre à partir de l'étude
comparée de plusieurs textes, cette réécriture
est née de la prise de conscience que la description ne doit
pas être envisagée du point de vue de l'ethnologue, avec
accumulation de détails sur une région ou le mode de
vie. L'écrivain s'est fait sa place, avec la perspective de
raconter une histoire, d'enlever le superflu pour garder la
quintessence du récit. Gachet explique ensuite le besoin
viscéral qu'éprouve Seignolle de se réapproprier
son oeuvre, de la modifier et de la republier incessamment, en
comparant diverses rééditions pour dégager une
loi commune : "Seignolle, en
bon bâtisseur, veille à donner à ses recueils une
armature solide : la première et la dernière nouvelle
sont toujours des textes que Seignolle qualifie de
«solides», c'est-à-dire des textes relativement
longs, mais surtout structurés,
élaborés. (...)
Entre les deux
extrémités, Seignolle remplit son recueil avec des
matériaux très hétérogènes quant
à l'effet produit, la longueur du texte, les
procédés de narration utilisés." (158)
Dans la mise en scène de la paysannerie du XIXème,
Judharat Bencharit
étudie l'espace dans son rapport à la création
d'effets de fantastique. L'espace détermine un environnement
interprété par les superstitions, avec ses lieux mal
famés (carrefours, demeures, eau, marais, rond de sorciers) :
"À partir du
réel, l'espace de la vie quotidienne se métamorphose
pour devenir l'espace imaginaire. (...) À
travers la logique antinomique de ses récits, Claude Seignolle
démontre l'univers dans lequel l'espace en délire
provoque le délire de l'espace, celui où le réel
et le surréel ne font qu'un." (169)
Hubert Desmarets,
s'appuyant sur La
Brume ne se lèvera pas
montre en quoi ce récit seignollien est construit sur une
perspective très moderne de lecture, le jeu d'échecs.
Il met en évidence les dérèglements dans le
traitement du temps et de l'espace déjà signalés
par Chareyre-Méjean il y a trente ans. Le lieu est
déstructuré par le jeu des dualités, entre le
bien et le mal, le noir et le blanc, dans une partie d'échecs
qui conduit à la mort.
Alain Schaffner
analyse la manière dont l'auteur, tout en simulant la
naïveté, se joue en fait de son lecteur ou de son
interlocuteur. Seignolle, désireux de plaire à son
lectorat, travaille ses textes en conséquence ou les organise
dans des recueils réadaptés, sorte de deuxième
composition en tant qu'édification de son monument
littéraire corrélativement à son personnage :
"Comme Borges des romans
policiers, on pourrait dire des récits fantastiques (et en
particulier de ceux de Seignolle) qu'ils créent une nouvelle
espèce de lecteurs : ceux pour qui lire, c'est aussi
jouer." (205)
Le cas particulier dans l'oeuvre de Seignolle de L'Invitation au château
de l'étrange,
"série de vignettes au
classement thématique relativement
lâche", est
examiné par Jean Bessière
montre que cet exposé de témoignages populaires sur
l'étrange a bénéficié d'une mise en forme
se qui se veut référence au fantastique, mais ne le
trouve pas. Son statut est donc plutôt celui d'un livre qui se
situe à mi-chemin entre action insolite et compte rendu, plus
proche du réalisme que du fantastique, un fantastique
"minimal", défini comme une liberté "doublement comprise : affranchissement de
l'autorité; liberté de dire n'importe quel objet de la
représentation. (...)
La coïncidence, qui est
la figure de l'étrange, est aussi de cette
réalité et de ces discours
quelconques." (214)
En étudiant l'adaptation cinématographique d'oeuvres de
Seignolle, Gilles Menegaldo
évoque la difficulté de transposer filmiquement des
textes écrits dans un style baroque et foisonnant, rempli de
métaphores introduisant des analogies entre animé et
inanimé, réifiant l'humain ou humanisant objet ou
animal. Il concentre son étude détaillée des
deux films tournés par Daniel Wroneccki, pour apprécier
le résultat, comment le metteur en scène est parvenu
à trouver des équivalences visuelles et sonores et a su
"imposer ses choix
esthétiques dans le respect d'une oeuvre littéraire
qu'il s'approprie en tirant le meilleur parti de la
spécificité du médium
folklorique." (233)
La dernière partie, thématique, des interventions du Colloque inventorie la richesse
des thèmes rencontrés les plus fréquemment dans
l'oeuvre. Dominique Besançon
évoque la multiplicité des représentations de la
mort chez Seignolle, dont l'univers est cruel et tragique parce qu'il
se voit contraint d'accepter que l'homme doive un jour mourir. Seul
folkloriste à avoir aussi bien saisi que les croyances
mortuaires sont liées à la psychologie des profondeurs,
Seignolle, en cherchant l'âme superstitieuse populaire, a
découvert la sienne et la nôtre, a muté le
matériau traditionnel pour le rendre actuel. D'autre part,
"dire la mort, c'est un peu
l'exorciser; édifier une oeuvre, c'est acheter sa part
d'immortalité dans la souffrance en laissant quelque chose
derrière soi."
(261)
En étudiant le thème de la possession dans La Malvenue,
Claude Herzfeld montre
que l'univers dérangeant que nous propose Seignolle, avec ses
comparaisons, ses métaphores, ses parallèles permet au
narrateur d'évoquer l'innommable. Ses divers aspects sont
"conformes aux racines
anthropologiques de l'imaginaire, et s'origine, selon Jung, dans les
configurations archétypiques, au-delà ou en
deçà du psychique." (273)
Arnaud Huftier souligne la bipolarisation de cette oeuvre,
située perpétuellement entre Dieu et le Diable, la
réalité et la fiction, la ville et la campagne. On
rencontre la même dualité dans la production d'effets de
réel et la production d'effets de fantastique. Il insiste sur
les aspects viscéraux, organiques de cette littérature
d'une nature qui n'est pas transcendée, ni mystique, mais une
nature qui est celle de l'animal : "Cette peur de l'organique ancrée dans une
pensée collective refusant le corps est de l'ordre du
surnaturel, à dire de l'incontrôlable." (284)
Odile Joguin montre les divers aspects et suppôts du
diable, dont Seignolle a eu très tôt connaissance par sa
grand-mère Augusta qui croyait au démon. Il l'a
rencontré sans cesse en recueillant les traditions orales en
voie de disparition, et, alors que le sujet n'intéressait pas
le protestant Van Gennep, il en dresse un panorama dans Les Évangiles du
Diable. Le Diable intervient,
directement, sous forme d'avatars ou par l'intermédiaire des
sorciers et sorcières, dans de nombreuses oeuvres. Seignolle
ne croit pas au diable. Les hommes créent eux-mêmes leur
enfer : "S'affichant comme
sceptique, jovial et bon vivant, il est pourtant hanté par le
Diable et la part sombre qui est en l'homme, le mystère infini
du mal qui génère dans son oeuvre une immense angoisse
mortifère." (304)
Le loup-garou, un des principaux thèmes folkloriques, est
étudié par Stefano Lazzarin, qui en
analyse l'utilisation et les mises en scène que Seignolle en a
faites, de l'histoire paysanne au récit de guerre :
"Sans l'artiste et le
connaisseur raffiné de la tradition littéraire du
loup-garou, l'ethnologue n'aurait pu s'exprimer; tout comme le
folkloriste se serait trouvé à court d'arguments, s'il
n'avait eu à ses côtés la sapience
langagière d'un véritable
écrivain." (316)
Robert Baudry fait un minutieux inventaire du bestiaire
seignollien, en recherche les sources mythologiques,
médiévales, folkloriques, orales et écrites. Il
en conclut que Seignolle réagit à la manière des
théologiens chrétiens, renvoyant au diable tout ce qui
paraît suspect : "Les
contes de Seignolle ne sont nullement «fantastiques» au
sens propre du terme, puisque le fantastique vrai se définit
comme de l'irrationnel irrémédiablement insoluble,
défiant toute logique." (347) Claude Seignolle pratiquerait le "merveilleux néfaste" puisque son bestiaire prend sa source dans le
folklore et non dans la fiction.
La conclusion est donnée par Delphine Pluchart qui ne résume pas vraiment les interventions,
mais les utilise pour donner son interprétation personnelle du
Colloque. Elle achève sa contribution sur une interrogation
à propos du fantastique, mais elle la commence par
l'appréciation qui se dégage quand est achevée
la longue lecture des interventions : "Il y a sans doute chez Claude Seignolle un refus
masqué du nom. Un refus masqué du moi, dans son
authenticité, dans sa multiplicité et dans son
unité. Et si Seignolle biaise son lecteur par cette
inébranlable unicité, c'est qu'il sait jouer le jeu de
l'être comme celui du personnage. C'est qu'il sait être
à la fois lui, et l'autre, brouiller les pistes, jouer le jeu
des mots. Être en soi, être
révélé."
(349)
C'est bien l'impression qui se dégage de ce recueil,
absolument indispensable à tout amateur de Claude Seignolle et
du genre fantastique, qui traduit la force, la diversité et la
richesse d'une oeuvre suscitant des réactions aussi
variées.
La
quatrième de couverture :
Claude Seignolle,
dont Jean Ray a dit qu'il «installe l'enfer dans notre
vie», est probablement le dernier représentant d'une
génération d'écrivains français devenus
des grands noms de la littérature fantastique dès la
première moitié du XXe siècle. Lawrence Durrell,
qui l'admirait, l'a fait largement connaître dans les pays
anglo-saxons.
La raison de ce succès : Claude Seignolle puise son
inspiration dans les trésors du folklore des provinces de
France. D'abord ethnographe, il a exploré les traditions et
les superstitions de ces provinces avant de donner les inoubliables
récits que sont Marie la Louve, La Malvenue, Le Rond des
Sorciers,
ainsi que les contes du cycle des Malédictions I. Mais c'est aussi un amoureux
du vieux Paris qu'il nous fait redécouvrir, sous un aspect
fantastique, dans les contes de La Nuit des Halles ou dans son récit
La Brume ne se
lèvera plus.
Merveilleux conteur, Claude Seignolle est également «un
passeur de mémoire» qui fait revivre une
société rurale en voie de disparition. Après des
années d'enquêtes, il a recueilli en France un
florilège unique de contes et légendes, dont ses
célèbres Évangiles du Diable. Le conteur est
enfin un témoin de son temps. Dans ses récits
autobiographiques où il raconte son enfance (Une enfance
sorcière) ou ses souvenirs de la dernière guerre (La
Gueule), il nous évoque les événements parfois
dramatiques qui ont marqué son époque et nous fait
découvrir l'homme derrière l'écrivain.
Le présent ouvrage réunit les textes des communications
présentées lors du colloque de Cerisy-la-Salle qui lui
a été consacré (14 - 21 août 2001). Les
différents intervenants ont eu à coeur
d'éclairer non seulement les diverses facettes de l'oeuvre
d'un écrivain original préoccupé par les peurs
ancestrales, la mort et la fuite du temps, mais aussi la
personnalité profondément humaniste d'un témoin
lucide de son siècle.
Roland Ernould © mars 2002
1 Ils sont recensés depuis 1980 sur le site
Caruli, http://www.up.univ-mrs.fr/~wcaruli.
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