Seignolle et le fantastique

 Colloque de Cerisy-la-Salle, éd. Hesse, 2002, 360 p.

 

De tous les hommages qui lui ont été rendus ces dernières années, la somme que voilà a dû plaire particulièrement à Claude Seignolle. Cette éclatante reconnaissance universitaire, accordée sans réserve, a attiré au Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle du 14 au 21 août 2001 un auditoire choisi. Témoignage précieux, le livre se trouve maintenant dans toutes les facultés de lettres, alors que la plupart des ouvrages critiques consacrés à Seignolle étaient devenus introuvables ou hors-commerce.

On sait que Claude Seignolle a cessé d'écrire il y a une vingtaine d'années. Mais il a repris certaines oeuvres, pour des rédactions qui lui paraissaient meilleures, ou mieux adaptées à de nouvelles publications, ce qui donnera bien du plaisir aux exégètes qui essaieront de rendre compte du sens comparé des diverses transformations effectuées. Quelques intervenants se sont livrés très partiellement à ce travail qui paraît prometteur. Discutant, réfléchissant, l'esprit toujours en mouvement, l'attention en quête, Seignolle vit cloîtré à Chatenay-Malabry, en cultivant à la façon de Voltaire son jardin et travaillant pour la postérité et sa gloire, devenues son unique souci, dans un égocentrisme saisissant et magnifique. Il exerce une constante présence éditoriale et accorde beaucoup d'importance à la reparution ininterrompue de ses oeuvres, sous des emballages et avec des éditeurs variés, nouant sans cesse de nouvelles relations. Cette façon d'agir, jointe à la qualité de son oeuvre, explique qu'il n'y ait pas de réticences dans les textes du Colloque, avec des intervenants conquis. Multipliant les éclairages et ouvrant souvent des perspectives, cette somme affectueuse ne prend donc pas l'allure d'un témoignage pré-mortuaire. Au contraire, fixant l'état du savoir sur Seignolle en ce début de siècle, elle engage les chercheurs dans des sentiers prometteurs encore peu frayés.

Le plus grand intérêt des Actes du Colloque ne vient pas, à mon sens, des interventions purement littéraires sur l'oeuvre, mais de celles qui concernent l'homme Seignolle lui-même. Seignolle attend son biographe, qui devra être un spécialiste de psychologie averti, tellement l'homme est ondoyant, changeant, multiple, à la manière d'un Montaigne auquel il ressemble de plus en plus au fil du temps dans sa manière de vivre. Qu'aurait-il pu nous dire sur lui-même s'il avait consacré une partie de son temps à rédiger des mémoires en essayant de se comprendre avec la même authenticité que l'auteur des
Essais? Mais Seignolle ne se confie pas vraiment, il ne peut vivre que masqué. Et, heureuse surprise, plusieurs interventions essaient de jeter quelque lumière sur le personnage, en même temps que prend consistance l'idée que l'oeuvre a une unité, qu'elle n'est pas constituée de trajectoires disparates qui paraissent dissociées (le fantastiqueur paysan, le fantastiqueur urbain, le bateleur de sa vie) alors qu'elles étroitement liées. Seignolle, comme le montre Chareyre-Méjean, a "la possibilité de voir comme" (21). Il est l'écrivain qui a d'abord rêvé sa vie, puis a essayé de la construire dans cette perspective, mais dans les circonstances d'un conte et avec la mentalité d'un conteur-né. Il a exploité toutes les opportunités que la vie lui a proposées ou imposées, pour les intégrer à l'histoire qu'il voulait se donner, aux schèmes mentaux qui le commandaient. Toute réalité peut alors devenir, et être vécue par la mémoire, comme une réalité autre. Entre ce qui a été vécu, imaginé (construit? dénaturé?) et la réalité, les nuances s'estompent.

Dans une étonnante «vision» transformatrice de la réalité (voilà les choses telles qu'elles pourraient être, idéalement), Seignolle vit le réel imaginairement et réellement autre, avec une mentalité identique aux jeux de simulation d'un enfant qui lui paraissent absolument vrais dans l'instant. Semblable au mythomane André Malraux qui «arrangeait» ce qu'on lui disait ou ce qu'il faisait, «la» réalité devenant ce qu'il avait imaginé à partir d'une certaine réalité, modifiant des événements, inventant des rencontres, des conversations qui n'ont jamais eu lieu, Seignolle modifie, amalgame, combine, déplace, incorpore, remodèle, fusionne, invente des échanges, des anecdotes, des remarques, des attitudes. Ce qui seul compte, c'est ce qu'il fait percevoir, ce qui «donne sens» à une réalité insuffisante à ses yeux. Seignolle est un maître de la mise en scène, dans ses oeuvres comme dans sa vie. Travail de reconstruction de la mémoire, à la fois fabulante (voilà ce que mon ego aimerait que la réalité soit) et créatrice (si je la décris ainsi, je la fais exister telle), d'un homme qui veut forcer son destin en construisant une vie imaginée à partir de ce qu'il a vécu, et qui finit par se l'imposer comme il l'impose à ses admirateurs conquis par cet étonnant hâbleur. Après avoir tellement inventé, transformé de lui-même, avec une opiniâtreté de paysan dur à la tâche, Seignolle en est venu au point qu'il recherche maintenant avidement sa Vérité, qu'il ne trouve plus dans les yeux des autres, devenue insaisissable pour lui comme pour ses commentateurs effrayés par la monumentalité et la complexité du personnage, et qui préfèrent se rabattre sur les données plus solides des principes établis de la littérature...


Une partie du Colloque a donc été consacrée à l'
utilisation des éléments biographiques à des fins de fiction. Les plus hardis dans l'interprétation du «personnage Seignolle» sont ceux qui le connaissent depuis longtemps, le vieux compagnon de route Alain Chareyre-Méjean, Roger Bozzetto, qui a déjà consacré plusieurs études à l'auteur, Armel Louis, plus anecdotique mais qui rencontre l'auteur journellement, et Jean-Pierre Picot.

En Seignolle,
Chareyre-Méjean voit l'homme de l'image, de la mémoire et de la confusion des choses. À partir d'exemples, il analyse longuement chez lui le travail du souvenir, l'artisanat de la mémoire, l'arrêt sur le détail qui donnent à l'oeuvre de Seignolle son caractère particulier. Le souvenir se transforme en une image et se reconstruit à partir de ce qui est pensé, puis dit. Le dénominateur commun est "le «devenir image» du réel dans le souvenir." (16) Pour Seignolle, le «voir» et le «croire» se confondent : "Le charme de Claude Seignolle tient à ce que leur signification est indissociable de ce qu'ils font voir." (19)

Roger
Bozzetto met en évidence l'interpénétration dans l'oeuvre de Seignolle de divers éléments vécus simultanément, et non successivement, comme on les classe habituellement dans les études critiques, avec une répartition artificielle des textes en romans fantastiques paysans, urbains, ou biographiques. Par exemple, en 1945, il publie Les Fouilles de Robinson, Le Rond des sorciers et écrit les trois textes de La Gueule. Quand Seignolle prétend que sa "bibliographie lui sert de biographie", il ne veut pas dire banalement que sa vie nourrit ses créations, ce que pratiquent tous les écrivains. Seignolle, dit Bozzetto, "joue avec la mémoire et le temps pour construire l'image de l'écrivain qu'il est aujourd'hui." (24) Dans une intéressante analyse d'Une enfance sorcière, il montre la remarquable reconstruction à laquelle se livre Seignolle pour se donner la posture traditionnelle du héros (sa mission existe avant sa naissance) et dont l'existence se déroule uniquement sous des «signes» obligés du destin qui déterminent son parcours d'écrivain dans les voies qui lui ont été inexorablement tracées : "Les textes autobiographiques de Seignolle n'ont pas simplement pour but de construire une belle image de soi. Ils témoignent d'une recherche des origines de ce qu'il nomme à juste titre son «don» d'écrivain. (...) Seignolle est un écrivain de la mémoire créatrice et de ses mystères." (30)

Jean-Pierre
Picot examine La Gueule sous trois angles : celui de la dérision, déjà pratiquée par Céline dans Voyage au bout de la nuit, dans les descriptions de divers aspects d'une guerre que Seignolle ne condamne pas puisqu'elle lui paraît naturelle; celui des travestissements de la réalité de la guerre semblable à celle de Curzio Malaparte dans Kaputt. Comme Malaparte, Seignolle pratique l'illusionnisme littéraire, transformant ou métamorphosant les faits : imposture? ou plutôt "«pacte de lecture» : être dupe ou complice de l'écrivain." (48) Le troisième angle de l'étude celui de la transformation des faits, de certaines impossibilités dont il donne des exemples et où on peut prendre "en flagrant délit d'affabulation Seignolle le menteur, ou Seignolle l'avisé, ou Seignolle aux mille tours." (35) Est-ce que cela a finalement de l'importance d'un point de vue littéraire? "Dans la lignée d'une esthétique poesque bien connue, Seignolle sait que l'oeuvre d'art porte en elle-même sa propre vérité,qui n'a rien à voir avec l'authenticité factuelle; le chaos et la confusion du réel prennent sens dès qu'ils sont ré-informés en un texte littéraire. Il faut donc considérer le «récit de guerre» comme une fable, qui n'en rend que plus flagrante l'imposture «réaliste»". (36)

Enfin Armel
Louis, le libraire attitré de Seignolle, qu'il côtoie "tous les jours", nous donne sa description d'un "conteur qui a fabulé autour de sa vie." (53), dans une sorte de biographie vue par un témoin. Tout en soulignant honnêtement les limites et les risques de son entreprise, il nous rappelle quantité de détails biographiques sur un ton de discours de prix enlevé, plaisant et «académique», qui tranche sur les autres interventions du recueil : il évoque par exemple le "priapisme rigolard" de Seignolle alors qu'on ne fait que citer pudiquement Sexie dans les 360 pages du recueil... Le fil de son intervention s'appuie sur le constat que la vie de Seignolle est "un conte. Le conte, c'est sa vie. Lorsque l'homme est le même conteur, raconter sa vie c'est la réinventer, c'est fusionner le sujet et l'objet." (54) Armel Louis détaille le mode de vie actuel de son auteur : "Vous régnez de votre île sur la parole, mais vous fuyez les colloques et les foules. La mémoire sélective, vous vous entretenez avec chacun de nous, un à un, ramenant une bribe de vous-même, un livre ou une anecdote, un cheveu. Votre souffle se mêle à nos respirations sans que nous puissions contenir votre verbe. Vous prêchez votre existence et vos évangiles pour mieux mystifier le mystère." (64).


Plusieurs auteurs se sont consacrés à l'
apport ethnographique et à son traitement narratif. Jacques Goimard montre que Seignolle est un être pluriel qui s'est adonné à des activités variées, et qu'il incarne différents aspects d'une riche nature, servie par des circonstances habilement exploitées. Il fait la part de l'écriture et de la réécriture dans son oeuvre, "réécrivain de lui-même" et même "super-réécrivain" (68), bavard impénitent et conteur doué, qui possède des aspects tragiques et romantiques.

Jean
Marigny établit un lien entre l'expérience ethnographique de l'auteur et ses contes paysans. Il constate que le fantastique hérité de Seignolle est un témoignage de la pensée sauvage dont la particularité est de ne pas être mise en doute par ceux qui la vivent, se soustrayant ainsi à l'hésitation et aux paradoxes : "En cela, il échappe à toutes les définitions habituelles que l'on a données du genre. Ce fantastique accepté dans lequel le narrateur semble partager les croyances des protagonistes est unique." (88)

Marie-Charlotte
Delmas s'interroge sur la notion de «fantastique paysan», expression qui l'agace parce qu'elle a servi à minimaliser Seignolle naguère. En fait, les histoires parisiennes participent du même esprit : la mise en scène des superstitions, certaines rurales, d'autres citadines, dont les points communs sont les superstitions "transversales", liées à la mort, au diable et à ses objets ou possessions maléfiques. Les histoires de Seignolle resteront parce que ce que l'on nomme "fantastique paysan n'est en fait que la scription et la mise en scène d'une pensée primitive, d'une pensée ouverte à la magie et au surnaturel (...) qui dépasse largement le cadre de la paysannerie. ou alors il faut entendre le terme «paysan comme la pensée primitive qui réside dans l'individu, le côté obscur qui nourrit ses superstitions." (94)

Fabienne
Caland étudie ce qu'elle appelle le "flou", la "mouvance" dans les récits seignolliens, le jeu des correspondances et de l'imitation, sans préciser cependant, ce qui est important, que Seignolle n'a fait que reprendre les caractéristiques de la mentalité magique telles que les décrivent les ethnologues. L'irréel admis au sein de la vie quotidienne, l'absence de frontières entre le connu et l'inconnu qui caractérise la pensée sauvage ont été imités par Seignolle, "l'imitation du réel ouvrant la porte aux superstitions d'un peuple, et le devenir, celui de la complexité de perception de l'être vivant." (353)


Maud
Vauléon s'intéresse à la place de la voix dans les récits de Claude Seignolle, qui pratique un style de l'oralité. Les récits seignolliens se caractérisent par les effets de voix, de rythme de narration, de marqueurs (répétitions, onomatopées, interjections), de non-dit (marqué par les points de suspension). Cette proximité entre l'écriture et l'oralité rapprochent les récits de Seignolle de la tradition du conte : "La tradition orale, sous toutes ses formes, y compris à travers sa présence dans la littérature écrite, est une célébration du passé, des temps anciens. Elle signifie la volonté du non-oubli, le besoin de se souvenir du temps passé. Les contes de l'oralité doivent être évoqués en terme de mémoire du futur." (118)


William
Schnabel recense les diverses représentations du diable dans la tradition paysanne française telles qu'elles apparaissent dans Les Évangiles du Diable. pour en arriver à la conclusion que l'homme aurait créé le diable comme personnification du mal et l'aurait projeté sur une partie nocive socialement de la réalité, lui conférant ainsi sa signification : "Le Diable représente les instincts agressifs de l'homme, qui, faut-il le rappeler, n'a jamais été un être assoiffé d'amour pour son prochain." (139) Le mal entraîne la dépossession de soi, mais garde son attrait, et nourrit notre imaginaire en s'appuyant sur nos désirs inconscients.


Les
procédés d'écriture et les productions d'effets de fantastique ainsi que la mise en oeuvre des effets de fantastique sont, bien entendu, étudiés. Delphine Gachet nous décrit l'auteur comme un constructeur, qui a privilégié au cours du temps la forme courte dans ses récits. Comme elle le montre à partir de l'étude comparée de plusieurs textes, cette réécriture est née de la prise de conscience que la description ne doit pas être envisagée du point de vue de l'ethnologue, avec accumulation de détails sur une région ou le mode de vie. L'écrivain s'est fait sa place, avec la perspective de raconter une histoire, d'enlever le superflu pour garder la quintessence du récit. Gachet explique ensuite le besoin viscéral qu'éprouve Seignolle de se réapproprier son oeuvre, de la modifier et de la republier incessamment, en comparant diverses rééditions pour dégager une loi commune : "Seignolle, en bon bâtisseur, veille à donner à ses recueils une armature solide : la première et la dernière nouvelle sont toujours des textes que Seignolle qualifie de «solides», c'est-à-dire des textes relativement longs, mais surtout structurés, élaborés. (...) Entre les deux extrémités, Seignolle remplit son recueil avec des matériaux très hétérogènes quant à l'effet produit, la longueur du texte, les procédés de narration utilisés." (158)

Dans la mise en scène de la paysannerie du XIXème, Judharat
Bencharit étudie l'espace dans son rapport à la création d'effets de fantastique. L'espace détermine un environnement interprété par les superstitions, avec ses lieux mal famés (carrefours, demeures, eau, marais, rond de sorciers) : "À partir du réel, l'espace de la vie quotidienne se métamorphose pour devenir l'espace imaginaire. (...) À travers la logique antinomique de ses récits, Claude Seignolle démontre l'univers dans lequel l'espace en délire provoque le délire de l'espace, celui où le réel et le surréel ne font qu'un." (169)

Hubert
Desmarets, s'appuyant sur La Brume ne se lèvera pas montre en quoi ce récit seignollien est construit sur une perspective très moderne de lecture, le jeu d'échecs. Il met en évidence les dérèglements dans le traitement du temps et de l'espace déjà signalés par Chareyre-Méjean il y a trente ans. Le lieu est déstructuré par le jeu des dualités, entre le bien et le mal, le noir et le blanc, dans une partie d'échecs qui conduit à la mort.

Alain
Schaffner analyse la manière dont l'auteur, tout en simulant la naïveté, se joue en fait de son lecteur ou de son interlocuteur. Seignolle, désireux de plaire à son lectorat, travaille ses textes en conséquence ou les organise dans des recueils réadaptés, sorte de deuxième composition en tant qu'édification de son monument littéraire corrélativement à son personnage : "Comme Borges des romans policiers, on pourrait dire des récits fantastiques (et en particulier de ceux de Seignolle) qu'ils créent une nouvelle espèce de lecteurs : ceux pour qui lire, c'est aussi jouer." (205)

Le cas particulier dans l'oeuvre de Seignolle de
L'Invitation au château de l'étrange, "série de vignettes au classement thématique relativement lâche", est examiné par Jean Bessière montre que cet exposé de témoignages populaires sur l'étrange a bénéficié d'une mise en forme se qui se veut référence au fantastique, mais ne le trouve pas. Son statut est donc plutôt celui d'un livre qui se situe à mi-chemin entre action insolite et compte rendu, plus proche du réalisme que du fantastique, un fantastique "minimal", défini comme une liberté "doublement comprise : affranchissement de l'autorité; liberté de dire n'importe quel objet de la représentation. (...) La coïncidence, qui est la figure de l'étrange, est aussi de cette réalité et de ces discours quelconques." (214)

En étudiant l'adaptation cinématographique d'oeuvres de Seignolle, Gilles
Menegaldo évoque la difficulté de transposer filmiquement des textes écrits dans un style baroque et foisonnant, rempli de métaphores introduisant des analogies entre animé et inanimé, réifiant l'humain ou humanisant objet ou animal. Il concentre son étude détaillée des deux films tournés par Daniel Wroneccki, pour apprécier le résultat, comment le metteur en scène est parvenu à trouver des équivalences visuelles et sonores et a su "imposer ses choix esthétiques dans le respect d'une oeuvre littéraire qu'il s'approprie en tirant le meilleur parti de la spécificité du médium folklorique." (233)


La dernière partie,
thématique, des interventions du Colloque inventorie la richesse des thèmes rencontrés les plus fréquemment dans l'oeuvre. Dominique Besançon évoque la multiplicité des représentations de la mort chez Seignolle, dont l'univers est cruel et tragique parce qu'il se voit contraint d'accepter que l'homme doive un jour mourir. Seul folkloriste à avoir aussi bien saisi que les croyances mortuaires sont liées à la psychologie des profondeurs, Seignolle, en cherchant l'âme superstitieuse populaire, a découvert la sienne et la nôtre, a muté le matériau traditionnel pour le rendre actuel. D'autre part, "dire la mort, c'est un peu l'exorciser; édifier une oeuvre, c'est acheter sa part d'immortalité dans la souffrance en laissant quelque chose derrière soi." (261)

En étudiant le thème de la possession dans
La Malvenue, Claude Herzfeld montre que l'univers dérangeant que nous propose Seignolle, avec ses comparaisons, ses métaphores, ses parallèles permet au narrateur d'évoquer l'innommable. Ses divers aspects sont "conformes aux racines anthropologiques de l'imaginaire, et s'origine, selon Jung, dans les configurations archétypiques, au-delà ou en deçà du psychique." (273)

Arnaud
Huftier souligne la bipolarisation de cette oeuvre, située perpétuellement entre Dieu et le Diable, la réalité et la fiction, la ville et la campagne. On rencontre la même dualité dans la production d'effets de réel et la production d'effets de fantastique. Il insiste sur les aspects viscéraux, organiques de cette littérature d'une nature qui n'est pas transcendée, ni mystique, mais une nature qui est celle de l'animal : "Cette peur de l'organique ancrée dans une pensée collective refusant le corps est de l'ordre du surnaturel, à dire de l'incontrôlable." (284)

Odile
Joguin montre les divers aspects et suppôts du diable, dont Seignolle a eu très tôt connaissance par sa grand-mère Augusta qui croyait au démon. Il l'a rencontré sans cesse en recueillant les traditions orales en voie de disparition, et, alors que le sujet n'intéressait pas le protestant Van Gennep, il en dresse un panorama dans Les Évangiles du Diable. Le Diable intervient, directement, sous forme d'avatars ou par l'intermédiaire des sorciers et sorcières, dans de nombreuses oeuvres. Seignolle ne croit pas au diable. Les hommes créent eux-mêmes leur enfer : "S'affichant comme sceptique, jovial et bon vivant, il est pourtant hanté par le Diable et la part sombre qui est en l'homme, le mystère infini du mal qui génère dans son oeuvre une immense angoisse mortifère." (304)

Le loup-garou, un des principaux thèmes folkloriques, est étudié par Stefano
Lazzarin, qui en analyse l'utilisation et les mises en scène que Seignolle en a faites, de l'histoire paysanne au récit de guerre : "Sans l'artiste et le connaisseur raffiné de la tradition littéraire du loup-garou, l'ethnologue n'aurait pu s'exprimer; tout comme le folkloriste se serait trouvé à court d'arguments, s'il n'avait eu à ses côtés la sapience langagière d'un véritable écrivain." (316)

Robert
Baudry fait un minutieux inventaire du bestiaire seignollien, en recherche les sources mythologiques, médiévales, folkloriques, orales et écrites. Il en conclut que Seignolle réagit à la manière des théologiens chrétiens, renvoyant au diable tout ce qui paraît suspect : "Les contes de Seignolle ne sont nullement «fantastiques» au sens propre du terme, puisque le fantastique vrai se définit comme de l'irrationnel irrémédiablement insoluble, défiant toute logique." (347) Claude Seignolle pratiquerait le "merveilleux néfaste" puisque son bestiaire prend sa source dans le folklore et non dans la fiction.

La conclusion est donnée par Delphine
Pluchart qui ne résume pas vraiment les interventions, mais les utilise pour donner son interprétation personnelle du Colloque. Elle achève sa contribution sur une interrogation à propos du fantastique, mais elle la commence par l'appréciation qui se dégage quand est achevée la longue lecture des interventions : "Il y a sans doute chez Claude Seignolle un refus masqué du nom. Un refus masqué du moi, dans son authenticité, dans sa multiplicité et dans son unité. Et si Seignolle biaise son lecteur par cette inébranlable unicité, c'est qu'il sait jouer le jeu de l'être comme celui du personnage. C'est qu'il sait être à la fois lui, et l'autre, brouiller les pistes, jouer le jeu des mots. Être en soi, être révélé." (349)

C'est bien l'impression qui se dégage de ce recueil, absolument indispensable à tout amateur de Claude Seignolle et du genre fantastique, qui traduit la force, la diversité et la richesse d'une oeuvre suscitant des réactions aussi variées.

La quatrième de couverture :
Claude Seignolle, dont Jean Ray a dit qu'il «installe l'enfer dans notre vie», est probablement le dernier représentant d'une génération d'écrivains français devenus des grands noms de la littérature fantastique dès la première moitié du XXe siècle. Lawrence Durrell, qui l'admirait, l'a fait largement connaître dans les pays anglo-saxons.
La raison de ce succès : Claude Seignolle puise son inspiration dans les trésors du folklore des provinces de France. D'abord ethnographe, il a exploré les traditions et les superstitions de ces provinces avant de donner les inoubliables récits que sont
Marie la Louve, La Malvenue, Le Rond des Sorciers, ainsi que les contes du cycle des Malédictions I. Mais c'est aussi un amoureux du vieux Paris qu'il nous fait redécouvrir, sous un aspect fantastique, dans les contes de La Nuit des Halles ou dans son récit La Brume ne se lèvera plus.
Merveilleux conteur, Claude Seignolle est également «un passeur de mémoire» qui fait revivre une société rurale en voie de disparition. Après des années d'enquêtes, il a recueilli en France un florilège unique de contes et légendes, dont ses célèbres Évangiles du Diable. Le conteur est enfin un témoin de son temps. Dans ses récits autobiographiques où il raconte son enfance (Une enfance sorcière) ou ses souvenirs de la dernière guerre (La Gueule), il nous évoque les événements parfois dramatiques qui ont marqué son époque et nous fait découvrir l'homme derrière l'écrivain.
Le présent ouvrage réunit les textes des communications présentées lors du colloque de Cerisy-la-Salle qui lui a été consacré (14 - 21 août 2001). Les différents intervenants ont eu à coeur d'éclairer non seulement les diverses facettes de l'oeuvre d'un écrivain original préoccupé par les peurs ancestrales, la mort et la fuite du temps, mais aussi la personnalité profondément humaniste d'un témoin lucide de son siècle.

 

Roland Ernould © mars 2002

1 Ils sont recensés depuis 1980 sur le site Caruli, http://www.up.univ-mrs.fr/~wcaruli.

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