Imaginez qu'il vous ait pris l'idée de
monter un puzzle sophistiqué, dont les pièces ont
été brouillées et dont vous ne connaissez pas le
sujet. En soi, ce travail est déjà compliqué.
Mais si on ne vous donne qu'une partie des pièces à la
fois, et que vous vous obstinez à deviner le motif du puzzle
à partir ce ce que vous avez reconstitué, vous risquez
fort de tomber dans l'erreur plusieurs fois de suite. C'est ce qui se
passe avec La
Gorge. Le lecteur, qui connaît bien les
oeuvres antérieures de Straub, a tous les
éléments pour deviner rapidement le sujet du puzzle.
L'art exceptionnel de Straub va consister à
brouiller les pistes et à faire en sorte que vous repreniez
sans cesse la raisonnement qui vous a poussé à conclure
provisoirement. Car ce long roman est la synthèse de plusieurs
nouvelles ou d'épisodes de romans déjà
publiés, reprenant le thème de Blue Rose. Straub, passé
maître dans la pratique de ce type de suspense dans ses romans,
l'applique ici pour la première fois à la
matière de certaines de ses oeuvres.
Qu'avait en effet trouvé le lecteur dans ces oeuvres germinatives? Les mots Blue Rose d'abord, qui, suivant les textes, prennent un sens différent suivant qu'ils sont orientés vers telle ou telle signification particulière. Lors de la première apparition, la nouvelle éponyme rattache ces mots à ceux proposés par un auteur de manuel d'hypnose pour endormir les patients, et n'évoque, qu'en quelques mots, le titre d'un air de jazz. Dans la nouvelle Au bon pain, ces vocables sont associés par l'auteur à une rose bleue qui pousse dans un camp de concentration, camp qui se trouve également évoqué en quelques paragraphes dans Blue Rose, dans une anecdote liée à la mort d'un Allemand prisonnier, tué par le père de Beevers. Il n'y a pas été question de rose bleue. Le plus souvent (Koko, Mystery surtout), ce sont les connotations musicales qui portent ce nom, qui peuvent suggérer aussi bien le titre de l'oeuvre, que ses différentes versions, la manière dont elles sont jouées. Ou encore la manière dont elles sont répétées au Vietnam sur le magnétophone d'un amateur de jazz (Koko, La Gorge, Magie de la terreur). Les mots Blue Rose sont aussi écrits sur les murs lors de divers assassinats, à caractère répétitif dans le temps.
Autres thèmes directeurs : au Vietnam, la
tuerie de Ia Thuc, sous la direction du Lt Beevers, l'enfant qui
assassine son frère par hypnose dans Blue Rose; le champ de mines;
le comportement singulier du commandant Bachelor, le village
fantôme et les circonstances qui l'entourent. D'autres
épisodes plus courts, comme le chargement des morts, le bar
près du camp. Des personnages : les membres de la section du
Lt Beevers, déjà rencontré plus haut; le
romancier Tim Underhill, omniprésent et cheville de la quasi
totalité de ces ouvres. Et surtout, le lieu qui tient une
place essentielle : la ville minutieusement décrite dans la
nouvelle Petit guide à
l'usage des touristes, Millhaven, qu'on
retrouve depuis Ghost
Story. Cette ville, dont le lecteur finit par
connaître parfaitement la configuration, est toujours
présente. Millhaven est la copie de la ville où est
né Straub, Milwaukee (Wisconsin). Il y a passé son enfance et
son adolescence, et il lui porte manifestement un
intérêt profond.
D'autres ingrédients peuvent être relevés dans ce
pavé de plus de 800 pages, où interviennent encore
d'autres éléments qui se mêlent au récit :
l'omniprésence des tueurs en série, et du boucher
pédophile, qui prend des noms et des apparences diverses, tout
en gardant le même comportement; l'hôtel St Alwyn, d'un
autre âge, nouvelle manifestation du lieu maudit; l'importance
considérable du cinéma, du jazz, et moindre, de la
musique dite "classique». Ce cocktail prodigieux, secoué
de manière étourdissante, ne vous laisse pas reprendre
votre souffle. Ne cherchez pas à jouer au détective,
vous êtes condamné d'avance. À ce jeu, dans
lequel Straub est passé maître, plus que jamais il perd
son lecteur dans des démonstrations vraisemblables, faites par
des personnages au courant des derniers événements.
Mais d'autres éléments se révèlent peu
à peu, et qui font tomber ces spéculations , toutes
aussi fausses, les unes après les autres. Nous retrouvons,
entre divers personnages habituels à Millhaven, le
détective Tom Pasmore, qui s'est mis à l'informatique
et procède de manière toujours aussi efficace dans ses
recherches.
Sur un autre plan, ce roman est
représentatif de la nouvelle conception du Mal qui inspire
Straub depuis
ses histoires de fantômes ou du Dragon Volant. Le mal, les
démons existent, mais dans la tête des hommes.. Les
forces psychologiques sont aussi efficaces romanesquement que les
forces surnaturelles. le mal trouve son expression dans les troubles
psychologiques, les agissements criminels, qui surgissent dans leur
violence destructrice quand les circonstances s'y prêtent.
Straub nous conduit dans un voyage vers la mort, sous le signe de la
peur, dans trois des manifestations humaines les plus terribles :
l'agression sexuelle, le crime et la guerre; l'agression sexuelle,
avec ses pédophiles destructeurs; le crime, avec ses tueurs en
série qui se reproduisent de génération en
génération. La guerre, celle du Vietnam, qui a
entraîné ses morts, et a suscité des traumatismes
durables parmi les survivants. L'ensemble forme donc un roman riche,
au carrefour du suspense policier, de l'horreur du roman de guerre,
du roman psychologique et, à moindre égard, du
fantastique.
Le livre dans le livre a toujours pris une
certaine importance dans Straub, et c'est un roman de Tim Underhill
qui raconte l'histoire passée de Blue Rose à laquelle il
est fait constamment référence. Straub va même, au
début du roman, faire état d'une collaboration avec Tim
dans la rédaction de certains romans. Il attribue même
à Tim quelques-unes de ses nouvelles : Blue Rose, Le genévrier.
Il est amusant de voir Tim parler de Straub comme d'un personnage
réel, qu'il côtoie, mais qu'on ne trouve pas
présent dans le roman.
Il n'y a pas à hésiter si vous n'avez pas lu ce roman. Non seulement vous serez passionné par le suspense, mais vous aurez l'agréable impression de vivre quelques heures avec un auteur qui ne cherche pas à vous anesthésier, ne vous prend pas pour un débile, et s'adresse constamment à votre subtilité. On peut le lire isolément, mais pour être pleinement goûté, il faut avoir lu les oeuvres précédentes, dans lesquelles le roman a installé ses racines. Mais, croyez-moi, passer un mois de votre vie avec Blue Rose vous fera oublier le stress, les difficultés de la vie et vous consolera de vos misères... N'est-ce pas la solution de catharsis et de libération dans la création qu'a trouvée Tim (et avec lui Straub), et qu'il propose au lecteur pour remplir la même fonction de divertissement au sens Pascalien?.
La quatrième de couverture :
Juste encore une pièce du puzzle. Juste encore un pas vers l'enfer...
Un tueur en série qui signait Blue Rose, un policier véreux que tout accusait et qui s'est suicidé : affaire classée. Même pour Tim Underhill, âgé de neuf ans à l'époque, dont la soeur a été tuée pratiquement sous ses yeux, et qui, devenu adulte, a consacré à ces meurtres un roman en guise d'exorcisme. Mais quelqu'un vient de rouvrir le dossier, de la manière la plus atroce qui soit. Quarante ans après, sur les mêmes lieux, un nouveau meurtre signé Blue Rose vient d'être commis. Puis un second. Cette fois, avec ou sans l'aide de la police, Underhill est déterminé à faire la lumière sur les crimes, même si, pour cela, il lui faut plonger au coeur des ténèbres et affronter à nouveau les cauchemars de son enfance...
Tous ces romans sont dans la collection de poche Pocket.
Roland Ernould © juin 2001.
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Roland Ernould, mai 2001.
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