"Personne ne peut prédire les ultimes conséquences de ses actes."(28)
Déjeuner au Gotham Café1,
Quand King commence une histoire, il utilise habituellement le procédé bien connu de l'intrusion du désordre dans l'ordre, du dionysiaque dans l'apollinien2. L'ordre, c'est la famille qui ronronne, le couple qui fonctionne bien, la petite banlieue tranquille. Bref, ce qui donne aux choses leur allure habituelle, la vie avec ses petites joies et sans grandes surprises. Déjeuner au Gotham Café est un bon exemple de la nouvelle qui dérape d'un désordre ordinaire pour atteindre le délire dionysiaque intégral. Ce récit a en outre la particularité d'utiliser plusieurs des peurs avouées ou cachées de King.
L'histoire paraît banale. La
situation de l'homme délaissé par son épouse a
déjà été traitée par King
longuement dans Chantier,
où cet abandon ne se produit pas comme ici au début du
récit. Dès la première phrase de
Gotham
Café, le lecteur
est informé de l'infortune de Steve Davis, un jeune financier
salarié, qui ne prend pas vraiment à coeur son travail,
mais aime beaucoup -à sa manière- sa femme Rita.
Effondré dans son appartement vidé de toutes les
affaires de son épouse, il rumine. Son épouse, à
laquelle il est marié depuis deux ans, a quitté le
domicile conjugal. Quelques phrases sur un papier sur la table de la
salle à manger, "bel
échantillon de littérature glaciale."Une surtout qui fait réagir
douloureusement: "Tu auras de
mes nouvelles par William Humboldt, mon analyste." "«Et des
nouvelles de ça, t'en veux pas, mon chou?» demandai-je
à la pièce vide en me tenant l'entrejambe. Plutôt
raté, le ton dur; et question humour, c'était nul.
Quant au visage que je voyais se refléter dans le
miroir,à l'autre bout de la pièce, il était
blanc comme linge."(22).
ll se demande par quel mystère
il n'a rien soupçonné de ce qui se tramait:
"Comment avais-je pu me faire
avoir aussi proprement?
(...) Bêtise?
Insensibilité? Repassant dans ma tête les six ou huit
derniers mois d'un mariage qui datait de deux ans, j'en arrivais
à la conclusion que c'étaient les
deux."(23)
Il apprend vite que ce que sa femme désire obtenir, c'est la
clef de leur coffre en banque. Et il se décide à
consulter un avocat, conseillé par un ami: "Je ne désirais nullement divorcer:
j'étais furieux contre elle, mais il ne faisait aucun doute
que je l'aimais toujours et ne voulais qu'une chose, qu'elle
revienne."L'avocat
écoute son histoire: «Si j'étais tout à fait sûr
qu'elle veuille le divorce, je crois que les choses seraient plus
claires dans mon esprit, dis-je pour terminer.- Tout à fait
sûr? Vous pouvez l'être, répondit-il
aussitôt. Ce Humboldt n'est qu'un éclaireur, monsieur
Davis... et il pourrait peser lourd, devant un
tribunal.
(...) Donnez cette clef, mon
vieux, et Humboldt disparaîtra du paysage. (...) Oh ça oui, elle veut le divorce. Et comment! Et
en plus, elle n'a pas l'intention de partir les mains
vides."(26)
Au désordre qui s'est
installé dans sa vie, Steve va réagir par une
réaction positive apparemment, pour y remettre un certain
ordre. Depuis vingt ans, il fume entre vingt et quarante cigarettes
par jour, sans se "souvenir
d'aucune décision d'arrêter, d'aucune protestation
intérieure."(26) Et
voilà qu'il se retrouve "à un moment donné", "face
à une fenêtre ouverte"à balancer "dans la nuit, sans autre forme de procès, la
cartouche, la demi-cartouche et les deux ou trois paquets
entamés qui traînaient dans
l'appartement."(26) Une
réaction certes contre son épouse: "Elle m'avait harcelé tous les jours
depuis deux ans -j'allais contracter le cancer, j'allais lui faire
contracter le cancer, il n'était pas question d'avoir un
enfant tant que je fumerais; et je pouvais aussi bien
m'épargner la peine de gaspiller ma salive sur cette
question."(42)
King n'a pas choisi innocemment le tabac, avec lequel il est en
problème depuis qu'il s'est mis à fumer à
l'université. Les allusions ou notations sont multiples dans
son oeuvre. En décembre 1973, à vingt-sept ans, King a
été profondément meurtri et marqué par la
disparition de sa mère, morte d'un cancer à soixante
ans, et cette obsession le poursuit: "Si vous mangez trop de beefsteaks: cancer de l'intestin.
Si vous buvez trop d'alcool: cancer de la gorge, alcoolisme, cancer
de l'estomac (...).
Nous sommes effrayés de
fumer des cigarettes parce qu'elles donnent le cancer du poumon: nous
sommes aussi effrayés de nous approcher des gens qui fument
car nous pouvons attraper le cancer du poumon par leurs
cigarettes."3 Ce sont précisément les
débordements auxquels il s'est longtemps livré. Mais
les excès qu'il faisait jadis sans s'effrayer, maintenant il
en craint les conséquences: il a trop bu, trop fumé,
trop mangé4. Il surveille son poids, boit avec modération et
essaie de moins fumer
Jusqu'à présent, King avait décrit divers
aspects des rapports entre les individus et le tabac,
généralement succinctement5. Le plus récent et le plus long
développement qu'il en avait fait se trouve dans
La tribu des dix
plombes. En 1992, il
avait remarqué les groupes de personnes dans la rue, au bas
des immeubles, lors de la pause-café devenue
pause-cigarette...
Il résume d'abord l'aspect
sociologique. Les peurs des Américains en cette fin de
siècle sont grandes et King y est sensible: "C'est le seul pays au monde où on est
devenu complètement obsédé par le
problème de la cigarette... Le seul, probablement,
où les citoyens s'imaginent -et ils le croient très
profondément- que s'ils mangent exactement les bonnes
combinaisons de vitamines
(...) et se torchent le cul
avec le bon papier-toilette, ils vivront éternellement en
restant toujours sexuellement actifs."(497).
Viennent ensuite les aspects psychologiques: les méthodes
utilisées pour ne plus fumer (le timbre, la sonnerie,
l'hypnose). La responsabilisation, comme ces fumeurs qui cessent
quelque temps de fumer à la naissance de leur enfant, ou pour
répondre aux supplications de leur femme. Bonnes
résolutions, qui ne tiennent pas longtemps, en dépit
des techniques utilisées: "chewing-gums, bonbons sans sucre, cure-dents et, bien
entendu, un vaporisateur en bombe pour l'haleine, ainsi que leurs
litanies tribales:(J'arrête pour de bon l'année
prochaine étant la plus courante)". Difficultés aussi à s'intégrer
socialement: "Regards hargneux
lorsqu'on est confronté à un panneau non-fumeurs,
haussement d'épaules pour acquiescer quand une autorité
accréditée vous dit S'il Vous Plaît, jetez votre
cigarette, Monsieur."(488)
La nouveauté dans
Gotham
Café est la
description psychologique des périodes de sevrage et de
manque, vue elle aussi sous les deux aspects du couple
Apollon/Dionysos. Dionysiaques les réactions en état de
manque des premiers jours, qui vont presque jusqu'à
l'agression: "Je fus sur le
point de craquer des douzaines de fois -non, des centaines-, je
résistai toujours à la tentation. J'avais l'impression,
par moments, que j'allais devenir fou si je n'en grillais pas une
tout de suite; et quand je croisais des gens à la cigarette au
bec, dans la rue, je me sentais sur le point de hurler: Donne-moi
ça, branleur, elle est à moi!"
Ses nuits sont aussi difficiles: "Je restais parfois réveillé jusqu'à
trois heures du matin, mains croisées sous la nuque, à
contempler le plafond et à écouter les sirènes
et les rumeurs grondantes des poids lourds du centre. Dans ces
moments-là, je pensais au magasin coréen, ouvert
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, situé pratiquement en
face de mon immeuble, de l'autre côté de la rue; je
pensais à l'éclatante lumière des néons,
à l'intérieur, une lumière tellement brillante
que l'on se serait presque cru dans une de ces expériences
où on frôle la mort."Bien sûr la mort, le dionysiaque par
excellence.
Il pense à l'homme derrière le comptoir et
"aux formidables
échafaudages de paquets de cigarettes devant lesquelles il
trônait, échafaudages de paquets de cigarettes aussi
volumineux que les tables de pierre que Charlton Heston ramène
du mont Sinaï dans les Dix Commandements. Je pensais que
j'allais me lever, m'habiller, descendre là-bas, acheter un
paquet (ou neuf ou dix)."Le
rappel du poids de l'ordre que représentent les lois divines
est ici habilement juxtaposé au pouvoir destructeur de la
transgression. "Je ne l'ai
jamais fait, mais bien souvent, je me suis endormi non pas en
comptant des moutons mais en égrenant des marques de
cigarettes: Winston... Winston 100s... Camel... Camel
filtres... Camel légères... " (27/8) La véritable tentation de Saint
Antoine... Contre laquelle il faut lutter jusqu'à l'apaisement
apollinien.
"Plus tard (...)
j'en vins à considérer que ma décision
d'arrêter de fumer à ce moment-là n'avait
peut-être pas été aussi
inconsidérée que je l'avais cru, et qu'en tout cas,
elle n'avait pas été mauvaise. Je me demandais
même si je n'avais pas fait preuve d'intelligence et de
courage, moi qui, pourtant, ne brillais pas particulièrement
par l'une ou l'autre de ces qualités. C'est tout à fait
possible; il arrive parfois que nous nous élevions au-dessus
de nous-mêmes."(28) Le
triomphe d'Apollon.
À plusieurs reprises, Steve
proclame qu'il aime sa femme. Mais de quel amour? Il ne
s'intéresse pas à son travail, ni à ce qu'elle
fait, et ne se livre pas:"Je
suis comme ça et je l'ai toujours plus ou moins
été. Diane en parlait comme de mon côté
obsessionnel», au début de notre mariage, mais je pense
qu'elle avait fini par comprendre. Je ne fais pas confiance aux
autres, c'est tout. J'admets volontiers que c'est un trait de
caractère agaçant et je voyais bien qu'il la rendait
folle."De nombreuses
notations éparses indiquent que King a voulu montrer que le
seul intérêt qu'il lui portait était d'ordre
sexuel. Il se méfie des autres: (34) Quand le psy
téléphone à Steve pour lui dire qu'il souhaite,
pour mettre au point certains aspects de leur mariage, organiser une
entrevue avec Diane, réapparaît le conflit
Apollon/Dionysos: "Je
soupçonnai que ces «certains aspects» se
réduisaient à la clef du coffre (...) mais ce que savait ma tête et ce que faisait mon
corps étaient deux choses complètement
différentes. Je sentais la rougeur me gagner, mon coeur
s'accélérer, mon pouls battre dans mon
poignet."Il sait -sa raison
sait- que la décision de revoir sa femme lui sera
préjudiciable et que ce n'est pas une bonne idée:
"Je savais pertinemment que ce
n'en était pas une. Je savais aussi que j'allais accepter. Il
fallait que je la revoie.
(...) J'eus envie de lui
demander de dire à Diane de porter la robe verte à pois
noirs fendue très haut sur le
côté."(29)
Son avocat lui reproche sa
décision: "«Dans
ce scénario, l'avocat de Diane sera présent à
distance alors que moi, je ne figure nulle part dans le tableau.
Ça pue.»
Peut-être, mais elle ne t'a pas enfoncé la langue dans
la bouche au moment où elle sentait que tu allais jouir, me
dis-je."Et l'avocat, qui l'a
percé à jour, le met en garde: "Ne soyez pas naïf. Vous la retrouverez au
restaurant, vous la voyez, elle, vous rompez le pain ensemble, vous
buvez un peu de vin,elle croise les jambes, vous la reluquez un peu
plus, et elle finit par vous convaincre de lui donner un double de la
clef du coffre. (...)
Et tout ce que vous aurez dit
qui pourrait vous être préjudiciable pendant que vous
regardiez ses jambes et pensiez que ce serait merveilleux de les
sentir à nouveau s'enrouler autour de vous -tout cela sera
déballé devant un tribunal." (...) Une entrevue comme
celle-ci est comme une joute. Ils vont arriver cuirassés,
armés jusqu'aux dents. Vous, vous n'aurez que votre sourire
à exhiber, sans rien pour vous protéger les couilles.
et c'est exactement la région de votre anatomie qu'ils vont
viser en premier."(31/2)
Le comportement de Diane n'est guère encourageant quand il la
revoit: "L'expression de son
regard était un concentré mortel de négation et
n'aurait pas été plus parlante si elle avait eu
FERMÉ JUSQU'À NOUVEL
AVIS écrit sur le front.
Il me semblait mériter mieux."Au moment des présentations avec l'analyste, il
n'a qu'une envie, "en finir
avec ces mondanités pour ne plus m'occuper que de la jolie
blonde au teint d'un rose crémeux, aux lèvres d'un
rouge tendre et aux traits délicats. La femme qui, il n'y
avait pas si longtemps, aimait à me murmurer «bourre-moi
bourre-moi bourre-moi» au creux de mon oreille tout en
s'accrochant à mes fesses comme si c'était une selle
à double pommeau."(41)
L'entrevue ne donne rien, et les efforts sans consistance du psy ne changeront rien au blocage de la situation après quelques instants de discussion. Et plus tard, dans la rue, les événements terminés, les mots définitifs: "«Fils de pute, gronda-t-elle. Espèce de fils de pute qui ne cherches qu'à contrôler les autres, à les juger! Étroit d'esprit, orgueilleux, content de toi! Je te hais.» (...) Elle fit sept ou huit pas puis se retourna vers moi. Elle souriait. Un sourire terrible. (...) «J'avais des amants», dit-elle sans cesser son terrible sourire. Toute son attitude était un mensonge, mais celui-ci n'en faisait pas moins mal. Elle souhaitait que cela fut vrai; cela se lisait sur son visage. «Trois en un an. Tu n'étais pas très bon dans ce domaine, alors j'en ai trouvé qui l'étaient.»" (62)
Aimer, souffrir, et faire souffrir...
Dès la lecture du billet de sa
femme où elle lui signifiait son abandon, l'esprit de Steve
s'est focalisé sur le psy: "Le fait est, cependant, que je n'avais rien vu venir.
D'où sortait-il, cet analyste? Quand le voyait-elle? de quoi
lui parlait-elle? J'avais évidemment ma petite idée sur
leur sujet de conversation: moi. Des trucs du genre comment je ne
rabattais jamais le couvercle des toilettes après avoir
pissé, comment j'exigeais des fellations à une
fréquence insupportable (à partir de combien de fois
était-ce supportable? Aucune idée), comment je ne
manifestais qu'un intérêt mitigé pour son boulot
dans l'édition. Autre question, comment avait-elle pu aborder
les aspects les plus intimes de notre vie de couple avec un type
s'appelant William Humboldt? Un nom de physicien au Caltech, ou
encore d'obscur représentant à la Chambre des
lords."(22/3)
Le point de vue négatif
porté par King sur les psy ne s'est pas modifié en
trente ans. Suspicion, méfiance et hargne rentrée. Dans
Rage, Charlie, qui a pris ses camarades de classe
en otages, disait des psy:
"Une tête pleine d'instruments d'observations. Un fouilleur
d'esprit, un bourreur de crâne."(97) Et au psy intervenant par l'interphone pour
négocier sa reddition, il avait posé ses conditions:
"La prochaine fois que vous
poserez une question, je tue quelqu'un dans la
salle."(98) De même
Steven ne veut pas se laisser appeler par son prénom par le
psy de Diane: "«Je trouve
que cette façon de m'appeler par mon diminutif est
condescendante et insultante. recommencez, et je raccroche.
Répétez-le moi en face, et vous saurez alors
jusqu'où peut aller mon hostilité.
- Steve... Monsieur Davis... je ne...»
Je raccrochai. Ce fut la première chose qui me procura un peu
de plaisir, depuis le moment où j'avais trouvé le mot
de Diane sur la table, coincé sous son trousseau de
clefs."(25)
À Rage avait
succédé Le
Croque-mitaine, où
le personnage confiait au psy ses réticences et ses doutes.
Réticences d'abord se rapportant aux problèmes
personnels: "Je ne suis pas
venu comme la plupart de vos dingues me pavaner dans votre salon en
prétendant que je suis Napoléon ou que je me shoote
à l'héroïne parce que ma mère ne m'aimait
pas"(138) Cette confusion
entre le psychiatre (ne pas être un «dingue») et le
psychanalyste qui ramène en partie les traumatismes
psychologiques à la petite enfance (allusion au manque d'amour
possible de la mère) sera permanente. Le patient du
Croque-mitaine confond allégrement les deux pendant tout
l'entretien, où il est constamment sur la défensive:
"Je sais ce que vous pensez,
que je suis un dingue de plus à inscrire sur vos tablettes, je
m'en rends bien compte, mais vous n'étiez pas là, vous,
espèce de fouille-merde pouilleux."(148) Au psy, considéré comme un
"maudit réducteur de
crânes"(140), le
personnage affiche la prétention d'une vie sexuelle
exemplaire: "Rita et moi
avions une vie sexuelle parfaitement normale; on n'a jamais rien fait
de ces choses dégoûtantes. Je sais que ça
défoule de parler de ça, mais je n'en fais pas
partie."(142)
Si l'on étudie de plus près les raisons de cette
confusion entre psychiatrie et psychanalyse, on peut y voir deux
origines. D'abord, on l'a déjà vu, et ce fait est
confirmé par Tabitha, King a toujours eu peur de la folie,
à cause de ses antécédents familiaux. Lors d'une
interview, Martin Coenen l'interrogeait: "Êtes-vous fasciné par les maladies
mentales?". King
répondait: "D'une
certaine façon, je le suis. J'ai toujours eu un peu peur
moi-même de devenir fou, et j'ai toujours été
fasciné par le cheminement des esprits soumis à un
grand stress"(Phénix 2, 82) Et surtout il a peur de ce qu'un psychologue
pourrait déceler de sa vie privée. À de
nombreuses reprises, il a mis en garde ses lecteurs contre de telles
interprétations: "Toute
cette démonstration est bien intentionnée, mais c'est
quand même de la connerie pure, et on ne me fera jamais prendre
des vessies pour des lanternes (...). Les
écrivains de fantastique et d'horreur doivent
fréquemment encaisser ce genre de conneries... le plus souvent
du fait de personnes qui considèrent, ouvertement ou en
secret, que les écrivains d'horreur ne sont pas tout à
fait sains d'esprit. A leurs yeux, les romans d'horreur ne sont que
des tests de Rorschach qui finiront par leur révéler
les fixations anales, orales ou génitales de leurs
auteurs (...).
L'écrivain d'horreur,
lui, est toujours invité à s'allonger sur un
divan.", (Pages Noires,150).
Dans Rage, le
psychologue scolaire rencontré tout à l'heure regarde
sous les jupes des filles, mais n'ose pas utiliser lui-même
publiquement les mots dont il se sert avec sa clientèle. Par
l'interphone de la classe, le lycéen révolté est
en relation avec le psychologue de l'établissement. La classe,
prise en otage sous la menace d'un revolver, est à
l'écoute:
"- Depuis combien de temps
es-tu psychiatre?
- Cinq ans.
- As-tu brouté ta bonne femme?
- Qu...(Une longue pause terrifiée). Je ne comprends pas ce
que tu veux dire.
- Bon, je reformule la question. T'es-tu déjà
engagé dans des pratiques bucco-génitales avec ta
femme?
- Je ne répondrai pas à cette question. Tu n'as aucun
droit...(...)
- Alors, t'as déjà brouté ta femme?
- Non!
- Tu mens! Tu as dit que tu ne savais pas ce que cela signifiait.
- Tu m'as expliqué!"(19)
Entretien pitoyable,
marqué par l'hypocrisie latente, les inhibitions et les
blocages mentaux d'un psy, dont la fonction devrait être
apparemment de lever ceux de ses patients...
Dans Gotham
Café, King ajoute
à ces caractéristiques la description d'un psy retors,
plus avocat madré que thérapeute. King le ridiculise de
plusieurs manières. D'abord par l'emploi
répétitif de la même formule, pour faire face
à diverses situations. Toute situation qui ne lui convient pas
est appelée «contre-productive» et ce qualificatif
revient souvent, comme lors de la discussion stérile entre les
époux: "«Arrêtez, c'est contre-productif»,
intervint Humboldt. Il avait l'air d'un pion qui, pendant la
récréation, tente d'empêcher une bagarre. on
aurait dit qu'il avait complètement oublié la liste de
conneries de Diane; ses yeux balayaient la salle, à la
recherche de notre serveur ou de n'importe quel autre membre du
personnel. À ce moment précis, les problèmes de
thérapie analytique le passionnaient infiniment moins que la
perspective de s'en jeter un deuxième derrière la
cravate."(44) Et quand les
événements dionysiaques les plus
échevelés surgiront, causés par un maître
d'hôtel apparemment fou, le psy sera incapable de diagnostiquer
quoi que ce soit et ira niaisement à la mort.
La construction binaire, que nous
avons trouvée jusqu'alors dans les personnages et leur
conduite, se constate évidemment au niveau de l'action.
Désordre ordinaire, que l'on peut qualifier d'apollinien par
rapport à ce qui va suivre. Des indices annonciateurs
inquiétants. Et le grand désordre dionysiaque.
Il y a d'abord une allusion au fait que si son avocat avait
assisté au repas, il aurait pu se retrouver "tout aussi mort que William
Humboldt."(34) Plutôt
singulier, alors que le lecteur se demande plutôt comment Steve
pourra bien faire pour ne pas se laisser pigeonner, tant il
paraît mal parti au milieu du récit. Arrivé
à l'avance au restaurant Gotham, lieu du rendez-vous, il
achète un parapluie dont il n'a nul besoin, pour tuer le
temps! Le maître d'hôtel qui le reçoit lui semble
bizarre, parce qu'il lui fait une remarque surprenante:
"«Il est interdit
d'amener des chiens ici, dit-il d'un ton sec. Combien de fois vous
ai-je dit que vous ne pouviez amener ce chien
ici?»"(39) Steve est
surpris, il ne voit pas de chien autour de lui. Mais il vit dans un
état second, une "légère irréalité des
choses", qui lui paraît
dû au sevrage du tabac: "La nicotine améliore les transferts synaptiques
et la concentration -autrement dit dégage les chemins de
l'information dans le cerveau. Phénomène peu important
et nullement indispensable pour réfléchir activement
(...) mais qui vous laisse, lorsqu'il disparaît, avec un
sentiment (diffus, dans mon cas) que le monde a incontestablement
perdu de sa substance."(37)
Sont en tous cas quand même perçues par Steve deux
caractéristiques: une tache de couleur sombre sur sa chemise,
et un noeud papillon de travers, peu compatible avec le style du
restaurant chic qu'est le Gotham Café de New-York:
"Je n'avais ni le temps, ni la
disposition nécessaire pour me mettre à
épiloguer sur ce qui n'allait pas chez le maître
d'hôtel d'un restaurant où je n'avais jamais mis les
pieds et où je ne les remettrais probablement jamais. Mon
problème, c'était Diane et Humboldt et arrêter de
fumer; le maître d'hôtel du Gotham Café n'avait
qu'à résoudre lui-même le sien, chien
compris."(40)
Pendant tout le temps que durait la discussion sans issue entre les
époux, le maître d'hôtel était en quelque
sorte sorti du champ de Steve. Quand il réapparaît, le
noeud papillon vertical, il tient des propos parfaitement
incohérents: «Ce
chien... iiiiii!... Je vous ai dit cent fois que ce chien... iiiiii!
Pendant ce temps je peux pas dormir...iiiiii! Elle dit qu'elle va te
les faire couper, cette connasse... iiiiii! Pourquoi vous me
provoquez,... iiiiii!»
Steve reste sans réaction, abasourdi. Mais le psy, qui n'a
rien compris non plus à la situation alors que c'est son
métier, intervient. Hors de propos. Sans analyser la
cohérence de ce qui a été dit, il tient un
discours inadapté: "Il
se tenait debout, sa serviette à la main. Il paraissait
surpris, mais également furieux. Je pris soudain conscience de
deux choses: qu'il était ivre, complètement ivre, en
fait, et qu'il considérait ce qui se passait comme une
atteinte à la fois à son sens de l'hospitalité
et à son professionnalisme. " Et alors que le maître d'hôtel le menace du
couteau qu'il tenait caché derrière son dos, il
reproduit la suite d'attitudes et de propos convenus en des
circonstances qui n'ont rien à voir avec celle-ci:
"Il foudroyait le maître
d'hôtel d'un ton furibond. «Ne vous attendez pas à
me revoir mettre les pieds dans cet établissement si... ,
commença-t-il.
- Iiiiii! IIIIII!« s'égosilla le maître
d'hôtel, brandissant le couteau de boucher droit devant
lui."(48)
On ne va pas résumer la suite
du récit, le décor étant suffisamment
déterminé pour que l'on comprenne la démarche
constructive de King. Et quand Dionysos règne, c'est le
trivial qui l'emporte. Il peut même aller, comme ici,
jusqu'à la description apocalyptique d'agressions sanglantes,
d'organes corporels divers dégoulinants de toutes sortes de
sanies, de destructions flamboyantes dont le King dionysiaque
jubilatoire raffole. Car, comme il l'écrivait il y vingt ans,
"sous le masque de
l'écrivain d'horreur moraliste (qui, tel Henry Jekyll, est
«la fleur même des convenances») se dissimule une
créature d'une tout autre nature (...). C'est un
nihiliste convaincu qui, pour prolonger cette métaphore
Jekyll-Hyde, ne se contente pas de piétiner les os fragiles
d'une fillette mais estime nécessaire de danser la gigue sur
l'humanité tout entière. Oui, mes amis,
Le
Fléau m'a
donné l'occasion d'annihiler l'espèce humaine
et j'ai pris un pied
d'enfer!"6.
Le psy est d'abord blessé au visage: "La lame émit un sifflement, comme une
phrase murmurée dont le point final aurait été
le bruit qu'elle fit en s'enfonçant dans la joue droite de
William Humboldt. Le sang jaillit en une explosion furieuse de
gouttelettes qui vinrent décorer la nappe d'un éventail
en pointillés, et je vis clairement (je ne l'oublierai jamais)
une goutte d'un sang rouge brillant tomber dans mon verre d'eau et
couler jusqu'au fond, laissant derrière elle un filament
rosâtre. On aurait dit un têtard
ensanglanté."(49)
Puis le psy est atteint dans l'organe qui est son instrument de
travail: "Puis le maître
d'hôtel, tenant le couteau à deux mains,
l'enfonça en plein milieu du crâne de Humboldt. Le son
évoquait un coup de canne sur une pile de
serviettes.(...)
Le maître d'hôtel
-dont les cheveux étaient à présent tout
hérissés- arracha le couteau du crâne. Du sang
jaillit de la blessure, formant une sorte de rideau vertical, et vint
éclabousser la robe de Diane."(51)
Ensuite le fou s'en prend à Steve, et une extraordinaire
poursuite s'engage dans les cuisines, dont le rythme
effréné est rarement mené par King dans ses
romans avec autant de brio. Il n'y a pas intérêt
à se trouver sur le chemin du fou: "Derrière lui, je voyais le chef s'efforcer de se
remettre debout. Il se tenait d'une main à la poignée
du réfrigérateur et, de l'autre, étreignait sa
blouse imbibée de sang; le tissu déchiré,
à hauteur de son estomac, dessinait un grand sourire cramoisi.
Il luttait de son mieux pour empêcher sa tuyauterie de sortir,
mais la bataille était perdue d'avance. Une boucle d'intestins
brillante, couleur d'ecchymose, pendait déjà à
l'extérieur et lui faisait une hideuse chaîne sur le
côté gauche."(56)
L'expression triviale chez King participe ici d'un comportement
à la fois ludique, jouissif et libératoire et remplit,
comme toute sa production d'horreur, une fonction
thérapeutique. Elle serait compensatrice d'un besoin de
laisser-aller et de désordre qu'il a peur de satisfaire dans
sa vie ordinaire. Le lecteur de cet article qui serait
intéressé pourra se reporter à la seconde partie
de mon étude King et le
trivial.
King ne serait pas entièrement
satisfait s'il ne pouvait ajouter un prolongement cosmique à
cette histoire.Et cette suite, en rupture avec la vie ordinaire que
nous connaissons, propose des perspectives sur un univers autre,
à la Lovecraft. D'abord le personnage, dont l'aspect physique
ressemble à celui de Leland Gaunt, dans Bazaar: le profil usuel du diable. Ensuite les propos qu'il
tient ressemblent, par leurs caractéristiques, à ceux
du flic investi mentalement par l'entité Tak de
Désolation qui vient de la nuit des temps: "Il continuait à éructer un
charabia dans son langage spécial maître
d'hôtel. (...)
Une partie de ce qu'il disait
était effectivement dans une langue étrangère,
une autre en anglais, mais totalement dénuée de sens;
certaines choses étaient cependant frappantes., presque
inquiétantes.(...)
J'ai presque tout
oublié des ratiocinations du maître d'hôtel, mais
je crains de me souvenir toujours du peu qu'il m'en est
resté."(50)
Steve essaie de s'expliquer rationnellement-y croit-il?- le
comportement du singulier maître d'hôtel:
"J'imaginais Guy
[nom du maître
d'hôtel] allongé
sur le dos, bien réveillé mais parfaitement immobile,
contemplant le plafond pendant les petites heures de la nuit tandis
que la lune restait suspendue au firmament noir comme l'oeil à
demi fermé d'un cadavre; je l'imaginais ainsi, écoutant
les aboiements monotones et réguliers du chien du voisin, un
son qui se répétait à n'en plus finir, clou
d'argent qu'on lui aurait enfoncé dans le
crâne. (...)
Je me demandai s'il avait
tué sa femme. Si oui, l'avait-il tuée avant de se
rendre à son travail? J'évoquai la tache de sa chemise
et en conclus que c'était une possibilité. Je me posai
aussi la question pour le chien du voisin, celui qui ne la fermait
jamais. Et pour la famille du voisin."(63)
Le comportement de Steve à la fin du récit est
singulier: lui aussi s'est trouvé sur son lit,
"allongé, incapable de
dormir, pendant toutes ces nuits où je n'arrivais pas
moi-même à trouver le sommeil, écoutant le chien
ou les bruits de la rue comme j'avais écouté les
sirènes et le grondement des camions. je l'imaginais regardant
les ombres que la lune découpait sur son plafond. je pensais
à ce cri -iiiiii!- montant en puissance dans sa tête
comme un gaz s'accumulant dans une pièce fermée.
«Iiiiii», dis-je pour voir l'effet que cela
faisait" Il piétine le
paquet de cigarettes qu'il vient d'acheter: "«Iiiiii. «Iiiiii.
«Iiiiii.»"
L'un des flics en faction -on
ramasse alors les corps- l'interrompt, et Steve cesse de
piétiner en parlant son paquet de cigarettes: "J'arrêtai de faire ce bruit. Je
l'entendais toutefois dans ma tête, et pourquoi pas? il avait
autant de sens que n'importe quoi, au fond.
Iiiiii
Iiiiii
iiiii."(64)
Il faut ajouter à ces événements macabres un
épisode qui tient d'un type de non-sens qui s'introduit
providentiellement dans le dionysiaque pour en bouleverser le cours,
mais d'une manière saugrenue. C'est un procédé
que King utilise souvent. On se souvient de ce parapluie
acheté par Steve pour tuer le temps, alors qu'il fait beau et
qu'il n'a pas besoin de cet accessoire. Le parapluie traîne par
terre depuis le début du repas, "l'étiquette portant le prix encore
attachée à la poignée. Je me sentis tout d'un
coup un vrai Mickey."(46) Les
caractères absurdes et simultanément opérants de
ce parapluie ne se manifesteront que lorsqu'il se trouve dans la main
de Steve: "S'il y bien une
chose que j'ai oubliée, c'est à quel moment je l'avais
ramassé."(51) C'est
grâce à ce parapluie, "l'étiquette du prix dépassant
de [son] poing", que Steve fait face à son agresseur. Et il est
surtout aidé par un incident imprévu: "À cet instant, comme dans un gag de
café-théâtre, le parapluie
s'ouvrit."(52)
Ce parapluie qui s'ouvre d'une manière inattendue qui influe
sur le cours des événements donne au dionysiaque de
King un aspect absurde qui ajoute à son anomie. Le cours
(ordonné?) du désordre modifié par un autre
désordre...
Deux autre incidents de cet ordre sont encore à mentionner, parmi d'autres. A un moment crucial de sa lutte contre le maître d'hôtel, Steve et sa femme sont acculés à une porte dont Diane ne sait pas ouvrir -dit-elle- les verrous. Steve reçoit... un coup de pied au derrière, doit lettre genou en terre et se trouve en état d'infériorité. L'affaire terminée, il demande des explications:
"- «Tu m'as donné un coup de pied au cul, tout à l'heure, salope; Tu m'as botté les fesses et tu as failli me faire tuer! Nous faire tuer. Je n'arrive pas à y croire!»" On prend alors conscience du décalage qui peut exister entre la réalité, avec son urgence, et les abîmes des sentiments humains: "«J'avais envie de te botter les fesses depuis plus d'un an, répondit-elle. Quand il s'agit de réaliser un rêve, on ne choisit pas toujours le moment...»" (61)
La victoire de Steve sur le maître d'hôtel est l'autre circonstance qui permet à King de faire virer le dionysiaque en absurde à la Hellzapoppin: "Sans réfléchir, à peine conscient des hurlements que je poussais, je m'emparai de la poêle aux champignons et je l'abattis sur sa figure, aussi fort que je pouvais. Il y eut un choc sourd suivi d'un sifflement horrible (mais heureusement bref), celui de la peau de ses joues et de son front qui brûlaient" et le maître d'hôtel se retrouve sur le carrelage "les champignons carbonisés lui dessinant une auréole autour de la tête." (59)
On ne sait pas ce qui est
arrivé au personnage plus tard. S'il a été
psychiquement ébranlé, il s'en est remis, puisqu'il
nous fait le récit de cette tragédie à la
première personne. Avec lucidité, il évalue
après coup les conséquences de son sevrage du tabac sur
les événements. Il est assez lucide pour constater
qu'il s'en est sorti en partie en planant lors de son sevrage:
"Personne ne peut
prédire les conséquences ultimes de ses actes,
après tout, et rares sont ceux qui s'y essaient; la plupart du
temps, nous faisons tout notre possible pour prolonger un moment de
plaisir ou mettre un terme, fût-il provisoire, à ce qui
nous fait souffrir. Et même si nous agissons pour la plus noble
des raisons, le dernier maillon de la chaîne est trop souvent
taché du sang de quelqu'un."(28)
Remarque lucide, d'un esprit apparemment serein. Mais pour combien de
temps?
Iiiiii?
Roland Ernould © 1999.
1 Déjeuner au Gotham Café (Lunch at the Gotham Café). Création: 1995. Première publication: Dark love, anthologie de textes rassemblés par Nancy A. Collins, Edward E. Kramer et Martin H. Greenberg, 1995, avec une introduction de T.E.D. Klein. (Deuxième publication en édition limitée Six Stories.1997). Trad. fr.: anthologie Noir comme l'amour. Édition fr. Albin Michel, 1998.
Cette nouvella a obtenu du Bram Stoker Award le prix de la meilleure nouvelle 1995.
2 Selon cette distinction sociologique importante, les hommes et sociétés apolliniens tendent vers la recherche d'un bonheur équilibré et raisonnablement régulé (Apollon est le dieu du soleil, de la beauté et de l'harmonie). Les hommes et sociétés dionysiaques (Dionysos représente l'instinct et la violence) sont axés sur la compétition et tendent à promouvoir une personnalité agressive. Ces notions, qui correspondent, en gros, à ce que nous pourrions appeler la coexistence de l'ordre et le désordre, pour les chrétiens du bien et du mal, sont, pour King, des outils d'un usage général. Par exemple, "L'histoire d'horreur décrit l'irruption d'une démence dionysiaque dans un univers apollinien, et l'horreur persiste jusqu'à ce que les forces dionysiaques aient été repoussées et la norme apollinienne restaurée" Pages Noires, 20. Autre exemple, King présente comme un "symbole élégant"de la dualité de la nature humaine l'immeuble du Dr Jekyll: "Du côté Jekyll, l'ordre règne et la vie poursuit son cours apollinien. De l'autre côté, c'est Dionysos qui mène la danse. Ici entre Jekyll, et là ressort Hyde." Anatomie, 87.
3 L'énumération continue: l'eau et l'air sales; la couche d'ozone; le SIDA par transfusion; les gaz d'échappement produits par la circulation, l'amiante, etc., interview de Martin Cohen, (Phénix 2, 43).
4 Voir les échos multiples sur ce sujet, notamment dans Brume, Quitters, Inc. (nouvelle consacrée à une méthode radicale pour arrêter de fumer), La peau sur les os, qui ont été autant de moyens de neutraliser les peurs du moment.
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