LA DÉCOUVERTE ET L'APPRENTISSAGE

DE LA MAGIE dans Ça de Stephen King

"Le thème principal du fantastique,
ce n'est pas la possession et l'usage de la magie;
(...)
c'est la découverte et l'apprentissage de la magie."
(Pages Noires, 145)

 

Le merveilleux et le prodigieux sont liés depuis des millénaires au sacré2 et à la force du numineux3. Par eux, l'imagination peut rêver à une surpuissance dont les hommes voudraient bien disposer pour satisfaire leurs désirs et leurs projets. Les hommes des temps anciens ne s'expliquaient pas le monde, dont ils craignaient les manifestations imprévues. Ils ne pouvaient justifier son fonctionnement que par l'intervention de puissances mystérieuses. Les actions humaines, même correctement conduites, donc à l'efficacité assurée par les réussites antérieures pour tout esprit positif, ne peuvent réussir pour l'esprit «primitif» que si elles bénéficient d'un surcroît énergétique imaginé, mystérieux, procuré par des pratiques magiques complémentaires pour s'assurer leur bonne réalisation, le mana4.
.. du site ..

Quand le numineux est lié à un être dont le monde est la création, la marche de ce monde s'explique par les lois qui lui ont été données pour assurer son fonctionnement. Ces lois «naturelles», instaurées par le personnage divin, pourront être occasionnellement transgressées. Mais cette transgression, très limitée, ne peut se faire qu'avec l'accord divin, ou par l'action directe de la divinité, sans que cela puisse changer le sens global de l'histoire, réalisation divine. Ce qui arrive est nécessairement lié aux significations humainement inconnues d'une histoire qui se réalise suivant les desseins divins. Le miracle ou le prodige, dans cette perspective, est la transgression momentanée par la divinité elle-même, et pour des raisons imprévisibles, des lois ordinaires qui assurent la bonne marche du monde. Les hommes chercheront, par divers moyens, à faire en sorte qu'une telle transgression, dont ils admettent la rareté, se fasse d'abord à leur profit.

King se situe dans dans ces perspectives qu'il a utilisées très souvent : lier la magie et l'action, dans un environnement surnaturel, afin de régler des problèmes difficiles ou de supprimer des intentions extérieures malfaisantes ou mortifères. Pour régler de manière efficace leurs problèmes de survie, les habitants des nations industrialisées peuvent certes utiliser la science officielle et les techniques. Mais si vaste et si rapide que soit leur développement, science et techniques n'arrivent pas à combler les souhaits ou les aspirations de nos contemporains, devenus de plus en plus exigeants. Et si une prière ou une visite à un lieu de culte peuvent aider un patient en mauvaise posture, qu'un chirurgien efficace vient d'opérer pourtant dans les meilleures conditions, pourquoi se priver d'un complément de certitude? Pourquoi ne pas tenter magiquement de modifier le destin, en sollicitant une intervention miraculeuse? En utilisant les pouvoirs de la magie? Cette situation est constamment reprise dans les romans cosmiques5 de King, partie par conviction personnelle, partie parce que tout écrivain habile sait utiliser au mieux les conduites, primitives ou même régressives, de ses lecteurs...

King possède une forme de pensée surtout intuitive, marquée par des impressions sensorielles et affectives. Son enfance a été imprégnée par les légendes judéo-chrétiennes de son éducation religieuse (La Bible est souvent citée dans son oeuvre). Simultanément, il fut profondément influencé par le cinéma et les Comics de sa jeunesse et de son adolescence. Chez lui, la force de l'imaginaire et de l'émotion l'emportent très largement sur le rationnel. Il n'éprouve aucune difficulté à se glisser dans la pensée magique, comme son double, l'écrivain Bill Denbrough, revenu à Derry pour affronter Ça. Bill explique à un ami son comportement rationnellement déroutant : "C'est bien ce que je suis censé faire, non? S'il faut certaines conditions préalables à la magie, celles-ci doivent inévitablement se mettre en place d'elles-mêmes." (Ça, 587) Cette mise en place est un jeu apprécié de King, excité par la duplicité - pratiques millénaires opposées à la rationnelle modernité - propre au travail du romancier du genre fantastique, qui doit allier surnature et réalité, agencer les éléments de son récit par analogie avec les procédures magiques, ce dont le lecteur attentif n'est pas dupe.

Ça est le festival des transformations d'une entité, et un véritable catalogue des possibilités magiques. La plus vaste entreprise d'écriture de l'auteur6, qui se ressent de Shadowland et de la collaboration avec Peter Straub pour la réalisation de Le Talisman des Territoires présente de multiples variations sur l'être surnaturel kingien, reprises un peu partout dans de nombreux romans sous diverses formes, avec des procédés analogues cependant. Le Fléau et lui ont permis d'explorer des univers nouveaux depuis Shining. En rédigeant Ça, King possède la plénitude de ses moyens pour un roman, où, comme dans Shadowland, l'utilisation de la magie ne survient pas pour corser le récit, mais constitue le récit.

Ce qui est imaginé est possible.

Il n'y a pas de magie sans la croyance en une puissance extraordinaire, avec des pouvoirs particuliers; et pas de pratique magiques sans utilisation normative de ses forces occultes.

Un monde double?

Pour les mentalités magiques, le monde est double. Nous vivons dans le monde quotidien, visible, profane. Mais nous sentons aussi la présence d'un «monde-autre»
7, habituellement invisible pour les hommes ordinaires. Les mythes décrivent ce monde-autre, le monde du sacré, peuplé de multiples esprits (terrestres, célestes ou chthoniens comme Ça), bienveillants ou porteurs de maux. Les êtres qui l'habitent sont animés par les mêmes désirs et les mêmes appétits que les hommes. Les esprits du monde-autre sont capables d'exercer une influence sur les objets animés ou inanimés de ce monde-ci, par des liaisons différentes que celles que nous connaissons habituellement, qui appartiennent à la sphère de la magie. Dans cette perspective, notre monde-ci ne tire sa signification que par le «monde-autre», toujours présent en coulisse. Les esprits voient ce qui se passe dans ce monde, soit parce qu'ils l'habitent, soit parce qu'ils l'animent en partie magiquement, ou le gouvernent à partir du monde-autre. Notre monde-ci serait celui de la causalité, le «monde-autre» celui de la finalité8.

Dans la "dialectique rationalité/magie", comme l'appelle Jean Fabre9, coexistent de nos jours deux conceptions mentales de ce monde absolument différentes et irréductibles. D'une part, celle d'un univers unique, s'imposant aux hommes comme une globalité, qui est régi par des lois objectives, déterminables par des moyens appropriés. L'infiniment petit comme l'infiniment grand s'y unissent en un seul système d'explications. Cette vision du monde s'affine grâce à nos progrès scientifiques et a permis aux techniciens les objets et possibilités de notre monde occidental. A côté, irréductible, se trouverait un monde imaginaire historiquement dépassé, un monde d'esprits, de follets, de magiciens et de «médiums», qui serait son contraire, où les lois de l'univers se trouveraient suspendues ou modifiées par des interventions au profit d'individus, qui en tireraient des avantages particuliers. La gravitation, l'action de la lumière, les lois de notre organisation psycho-physique, s'imposent à la pensée rationnelle, indépendantes de nos désirs ou de l'intervention d'esprits. Or, dans le cas d'une intervention magique, elles sont susceptibles de ne pas fonctionner un certain temps.

Ainsi dans
Ça, des événements singuliers se produisent, qui offusquent la raison : "Il y a des choses qui n'auraient pas dû exister. Elles offensaient le sens de l'ordre de toute personne saine d'esprit, elles offensaient cette idée fondamentale que Dieu avait donné une chiquenaude sur l'axe terrestre afin que le crépuscule dure douze minutes à l'équateur et plus d'une heure ou davantage là où les esquimaux construisent leurs igloos. Il avait fait cela et Il avait dit : «Très bien, si vous pouvez imaginer l'inclinaison de l'axe terrestre, vous pouvez vous représenter n'importe quoi. Parce que même la lumière possède un poids, parce que, lorsque le sifflet d'un train baisse soudainement d'un ton, on a affaire à un effet Dopler. (...) J'ai donné la chiquenaude et j'ai été un peu plus loin pour assister au spectacle 10. Je n'ai rien d'autre à déclarer, sinon que deux et deux font quatre, que les lumières dans le ciel sont des étoiles, que s'il y a du sang, les adultes doivent le voir aussi bien que les enfants.»" 11 (Ça, 422). Or il se fait que Ça, bafouant le sens de l'ordre divin12, projette ici et là du sang que les enfants sont seuls à voir... La magie est le moyen d'action ordinaire des forces antagonistes qui entrent en jeu, et changent intentionnellement des réalités particulières. Les hommes vont essayer d'utiliser des moyens pour échapper à leurs desseins ou obtenir leur faveur, dans un processus d'actions/réactions, où s'affrontent un pouvoir et un contre-pouvoir.

La négation du magique n'est admise que dans notre civilisation occidentale ou dans la partie de la civilisation orientale qui a subi notre influence. Pour les esprits scientifiques occidentaux, l'attitude magique est propre aux premiers âges de la vie ou à l'adulte non rationalisé qui pense qu'une intervention quelconque venue d'ailleurs peut changer la réalité à son profit13. Les héros de Ça sont des préadolescents, mais leurs esprits ne sont pas vierges. L'esprit enfantin a, comme le rappelle Bachelard14 , "l'âge de ses préjugés". Les enfants projettent spontanément sur le monde tout ce qu'on leur a enseigné. Quand leur culture est en grande partie cinématographique, comme ceux de Ça, ils acceptent sans problèmes majeurs les apparences surnaturelles créées par Ça, parce que les icônes fantastiques leur sont familières. Au Moyen-Âge, on voyait des diables cornus à tous les détours des chemins. Les enfants admettent de même que Ça soit venu dans un engin d'un lointain espace, par l'effet d'une culture pseudo-scientifique mal assimilée, baignée de toute l'angoisse des temps modernes, comme les adultes «voient» des «soucoupes volantes».

Individu vulnérable, l'homme à l'esprit magique ne rencontre dans son environnement et son histoire qu'intentionalités15. Il pose un monde métaphysique parallèle au sien comme s'il était «quand même» possible, comportant des formes de réalité qui le visent en tant qu'individu. Dans notre civilisation (quand elle reste fidèle au caractère de rationalité qui la désigne historiquement), cette visée personnelle n'a aucune valeur culturelle et se trouve rationnellement niée : "Ces choses-là ne sont jamais réelles, elles n'accèdent à l'existence qu'entre les pubs des programmes de nuit de la télé ou le samedi en matinée, au cinéma; là, avec un peu de chance, on avait droit à deux monstres pour vingt-cinq cents. (...) Non, ils n'avaient aucune réalité. Les monstres de la télé, du cinéma et des BD n'étaient pas réels... du moins jusqu'au moment où on allait au lit sans pouvoir dormir; jusqu'au moment où étaient sucés jusqu'au dernier les quatre bonbons que l'on avait placés sous son oreiller contre les sortilèges de la nuit; jusqu'au moment où le lit lui-même se transformait en un lac de rêves méphitiques tandis qu'au-dehors hurlait le vent et que l'on redoutait de regarder vers la fenêtre de peur d'y voir un visage, un ancien visage ricanant qui n'aurait pas pourri mais se serait desséché comme une feuille, les yeux réduits à deux diamants enfoncés au plus creux d'orbites ténébreuses; jusqu'au moment où l'on voyait une main noueuse comme une patte de rapace tenant..." (Ça, 222) Cette attitude - affirmer ne pas croire, tout en y croyant quand même - est la source de multiples variations pour King.

Des faits inexplicables.

Quand il nous présente ses divers personnages, King n'annonce pas les particularités remarquables qui concernent les membres du groupe d'enfants devenus adultes. Elles ne se dévoilent que peu à peu. Certains étaient des gosses défavorisés socialement, qui s'étaient appelés par autodérision le Club des Ratés. Alors que rien ne les prédestinait à réussir socialement, ils occupent maintenant des situations non négligeables et n'ont pas de problèmes d'argent, comme s'ils avaient été marqués par une destinée particulière : "J'en conclus que votre réussite trouve son origine dans ce qui s'est passé il y a vingt-sept ans ici." (Ça, 498) Ils ont tous oublié ce qui s'est passé, mais ils ont cependant le sentiment d'une dette à rembourser : "J'ai peur à en être fou de tout ce que je risque de me rappeler avant la fin de la nuit, mais peu importe à quel point je crève de frousse, car les souvenirs vont remonter. Tout est là, comme une grosse bulle qui ne cesse de croître dans ma tête. Mais je vais y aller, parce que tout ce que j'ai jamais eu et tout ce que j'ai maintenant, c'est d'une manière ou d'une autre à ce que nous avons fait alors que je le dois; et dans ce monde, on paie toujours pour ce qui nous est donné." (Ça, 90) Quoique géographiquement éloignés les uns des autres, ils vivent collectivement une osmose étrange et perçoivent simultanément la mort d'un de leurs camarades de classe : "Bien qu'aucun ne se souvînt par la suite l'avoir fait, tous levèrent la tête à l'instant précis où mourut Eddie Corcoran..., comme s'ils venaient d'entendre un cri lointain." (Ça, 258) Les membres du Club des Ratés sont entrés dans une bulle originale, qui aura dès lors ses propres lois dans un monde qui continue à tourner normalement autour d'eux. Vue de l'extérieur, comme le voit le lecteur, leur bulle sera jalonnée de transformations et de transgressions extraordinaires.
Le passé ressuscité les transforme. Bill porte dans les paumes les cicatrices d'une cérémonie organisée par des gamins pour devenir frères de sang : "
Il tendit vers elle [son épouse] ses mains ouvertes, et elle vit, au creux de chacune d'elles, comme un petit treillis de lignes blanches : du tissu cicatriciel. Elle avait tenu cette main - ces deux mains - un nombre incalculable de fois, mais jamais encore elle n'avait remarqué ces cicatrices. (...) «Tu as raison. Elles n'y étaient pas. Je ne pourrais pas en jurer, mais il me semble bien que je ne les avais pas non plus hier soir. (...) Je pense qu'elles sont revenues lorsque Mike m'a appelé. C'est ce que je crois. - Ce n'est pas possible, Bill.»" (Ça, 144) Cette anomalie n'est pas la seule. Autre particularité, Bill s'était mis à bégayer à la mort de son frère. Il a perdu son bégaiement en quittant Derry : "Bégaiement et souvenirs ont disparu simultanément. Quelqu'un a essuyé le tableau noir, et toutes les vieilles équations se sont effacées." (Ça, 147) Maintenant qu'il y retourne, son bégaiement est revenu... "Un mouvement péristaltique terrible/merveilleux vient de commencer. Il pense : Mon Dieu, je suis digéré par mon propre passé." (Ça, 174) Le temps ordinaire a disparu, voici revenu le temps exceptionnel des prodiges et des miracles.16

Jadis, de multiples faits surprenants se sont produits avec des objets concernant les membres du groupe. Par exemple, quand deux gamins regardent un album contenant des photos anciennes de Derry : "
Il abandonna au bout d'une minute, mais les pages continuèrent à se tourner, toutes seules, lentement mais régulièrement, avec un fort bruit de froissement qui avait quelque chose de délibéré. Bill et Richie échangèrent un regard, l'un et l'autre l'oeil exorbité, et revinrent à l'album.
Il arriva de nouveau à la dernière image, et les pages arrêtèrent de tourner."

Ce n'est pas tout : une photo s'anime, les voitures roulent, disparaissent du cadre, les piétons marchent. Les bruits de la rue deviennent perceptibles. Puis le clown/Ça apparaît, essayant d'attraper un enfant : "
«N-N-N-NON!» cria Bill en portant la main à la photo.
En mettant la main dans la photo.
Il s'en fallut d'un rien. Il vit le bout des doigts de Bill pénétrer la surface de la photo et passer dans un autre monde."
Bill n'a que le temps de retirer la main : "Une série de coupures entaillait son index, son majeur et son annulaire. Le petit doigt avait à peine effleuré la surface de la photographie (en avait-elle une?) et n'avait pas été touché, apparemment; Bill confia plus tard à Richie que l'ongle avait cependant été coupé aussi nettement qu'avec des ciseaux de manucure." (Ça, 335/8) Ces coupures ont été évidemment produites par l'action magique de Ça.

Les entités et les personnages de King utilisent ainsi, à divers degrés, des pratiques magiques immémoriales, qui ont pour but de modifier le cours habituel des choses, hors des moyens ordinaires, en bouleversant ainsi les faits les plus solidement établis par les lois scientifiques, au profit ou au détriment des hommes. Il n'est pas possible d'énumérer les transgressions de la normalité qui se produisent à chaque instant, dans un mépris total de la réalité quotidienne : le clown, apparence surnaturelle, ne fait pas d'ombre, ses ballons flottent contre le vent (220), les paumes des mains de ses apparitions humaines sont lisses (419). Des visions horribles surgissent, comme la tête dans le réfrigérateur (673), l'apparition de nombreux objets, dont une Plymouth Fury rouge de 1958 (926), la transformation d'une maison (829), etc. Ces irruptions ou transgressions appartiennent à une conception magique du monde.

Transformations et transgressions.

Ça «hante» les égouts de la petite ville de Derry, à la fois son dortoir et son garde-manger. Il est apparu la première fois au lecteur et à Georges, le petit frère de Bill, sous la forme d'un clown : "George se pencha et regarda de nouveau. Il n'en croyait pas ses yeux; c'était comme dans un conte de fées, ou comme dans ces films où les animaux parlent et dansent. Il aurait eu dix ans de plus, il serait resté incrédule : mais il avait six ans, et non seize.
Un clown se tenait dans l'égout.
(...) Un clown, comme au cirque, ou à la télé. (...) Le visage du clown était tout blanc; il avait deux touffes marrantes de cheveux rouges de chaque côté de son crâne chauve et un énorme sourire clownesque peint par-dessus sa propre bouche." (Ça, 23/4) Le clown est habillé d'un ample vêtement avec de gros pompons orange en guise de boutons, et porte les gants de personnages de dessins animés.

Comme les entités de l'imaginaire magique, Ça se transforme à volonté et modifie l'environnement, ici en atmosphère de cirque : "«Ne sens-tu pas l'odeur de cirque, Georgie?»
Georgie se pencha, Ça sentait les cacahuètes, les cacahuètes grillées! Et le vinaigre, ce vinaigre blanc que l'on verse sur les frites d'une bouteille avec un petit trou! Ça sentait aussi la barbe à papa et les beignets frits, tandis que montait, encore légère mais prenant à la gorge, l'odeur des déjections de bêtes fauves. Sans oublier celle de la sciure. Et cependant...
Et cependant, en dessous, flottaient les senteurs de l'inondation, feuilles en décomposition et de tout ce qui grouillait dans l'ombre de l'égout. Odeur d'humidité et de pourriture. L'odeur de la cave.
Mais les odeurs du cirque étaient plus fortes."
(Ça, 24/5)
La vision et l'imagination l'emportent sur la réalité. Cependant le réel demeure en toile de fond. Chez King subsiste toujours quelque imperfection dans les transformations d'une entité maléfique et des insuffisances dans les visions qu'elle crée. Expression de la vieille idée théologique que la contre-création diabolique est toujours une imitation imparfaite de la Création divine, que le Malin ne peut refaire.

Les transformations de Ça ne sont pas quelconques. Elles ont leur logique propre et se trouvent toujours rattachées à une peur liée à l'imaginaire, persistant depuis l'enfance. Ses apparitions fréquentes se font dans certaines conditions : Ça prend la forme la plus proche d'une image permanente ou récente liée à la peur. Ainsi Mike, qui a vu la veille au soir à la télé le film Rodan
17 (276) se voit agressé par un oiseau gigantesque : "L'oiseau ne ressemblait pas à Rodan, mais il sentait que c'était le même esprit qui venait de jaillir de la fosse." (Ça, 280) Et, preuve qu'il s'agit bien d'un avatar de Ça, sur la langue de l'oiseau "étaient posés un certain nombre de pompons orange." (Ça, 283), ceux qu'on remarque sur la tenue du clown. En fait, la peur de Mike ne vient pas seulement du film de la veille, mais d'un épisode de son enfance : "Il ne s'en souvenait pas consciemment, mais sa mère aurait pu lui dire d'où venait l'oiseau qu'il avait vu aux aciéries. Alors qu'il n'avait que six mois, elle l'avait laissé endormi dans son berceau, d'un côté de la cour, pendant qu'elle étendait draps et couches sur le fil à linge. Elle avait accouru à ses cris. Un gros corbeau 18 s'était posé sur le rebord du berceau et picorait le bébé comme une créature diabolique dans un conte de fées. Il hurlait de souffrance et de terreur, incapable de chasser l'oiseau qui avait senti la faiblesse de sa proie. (...) Le souvenir était resté enfoui dans la mémoire profonde de l'enfant - bébé minuscule, oiseau gigantesque - et lorsque Ça l'avait attaqué, Mike avait vu de nouveau le monstre d'autrefois." (Ça, 991)

Parfois ces transformations comportent des aspects grotesques en même temps que terrifiants19 . Richie a vu un loup-garou le samedi précédent, sur l'écran du cinéma Aladdin. "Sauf que ce n'était pas Michael Landon20, le visage grimé, le corps couvert d'une fausse fourrure. C'était bien réel." (Ça, 373) Le loup-garou a la veste d'écolier de Landon; mais elle ne comporte aucun système de fermeture : "Au lieu de cela, il y avait ces espèces de gros boutons orange, duveteux comme des pompons. Le deuxième détail était encore pire; il fut sur le point de lui faire perdre connaissance, ou du moins, il faillit s'abandonner au monstre et se laisser tuer. Un nom, cousu avec du fil d'or, apparaissait sur le revers de la veste - le genre de truc qu'on peut se faire faire chez Machen's pour un dollar si la fantaisie vous en prend.
Sur la partie gauche et ensanglantée de la veste, tachés mais lisibles, figuraient les mots
RICHIE TOZIER."
Son nom. (Ça, 376) Suit enfin la dernière transformation de Ça, en "clown au ricanement hideux, dont la figure dégoulinait de fond de teint, dont les lèvres se retroussaient sur un sourire ignoble de vampire et dont les yeux étaient deux pièces d'argent brillantes. Un clown qui, pour quelque invraisemblable raison, portait une veste aux couleurs du lycée de Derry par dessus son costume argenté aux pompons orange." (Ça, 37/8) Ce procédé est fréquent chez King, qui adore ajouter quelque dérision à l'horrible. En plus, il suggère que les transformations de Ça suivent des lois particulières, en cohérence avec les apparences que l'entité souhaite se donner. Ça se transforme successivement en loup-garou, lépreux, en momie21 "avec des effluves de cannelle et d'épices, de suaires pourrissants imprégnés de drogues étranges, de sable et d'un sang si vieux qu'il s'était desséché en granules de rouille..." (Ça, 220), en oiseau, en araignée, en Créature du Lagon Noir22 qui assassine le jeune Eddie.

À partir d'icônes contemporaines, King reprend et transforme à des fins littéraires la fonction que le magisme, les mécanismes de la pensée magique en tant que réalité historique et étape de l'esprit humain, a exercée dans le cadre général des civilisations. L'être surnaturel, rappelle Jean Fabre, est généralement "
tributaire d'une épiphanie." 23 L'utilisation des avatars d'une entité en fonction d'un imaginaire individuel enfantin cinématographique paraît une idée intéressante. Elle l'est davantage encore quand King passe de l'individualité au groupe : "Pour Stan, personne n'aurait pu voir cet oiseau avant Mike; c'était son monstre personnel, en quelque sorte. Mais maintenant, cet oiseau était la propriété de tout le Club des Ratés, non? N'importe qui d'entre nous pouvait le voir. Pas forcément sous la même forme, mais voir un oiseau géant." (Ça, 684) L'intrusion d'une entité avec les interventions et les comportements de l'âge magique provoquera le drame existentiel qui le caractérisait historiquement jadis. Ce drame est aussi celui des peurs de notre enfance, et leur souvenir n'est pas totalement effacé de nos esprits d'adultes rationnels - quand nous le sommes!

Cette intrusion se produit en deux temps (et, pour les personnages, à deux niveaux de prise de conscience). Le lecteur découvre, lors de la première, les réactions des adultes qui savent ce qui s'est produit vingt-sept ans plus tôt. Ils n'abordent plus le problème avec innocence, et en sont complètement perturbés. Ils passent tous, dans une belle image brutale, du "
bleu au noir", du bleu du ciel lumineux et de sa lumière au monde des ténèbres (Ça, 63, 79). Réunis, ils basculent rapidement dans leur ancien monde magique24, où les choses peuvent, au contraire du monde normal, se prolonger effectivement au-delà de ses limites sensibles, en ce sens que la réalité perçue viole effectivement la certitude et l'assurance de l'actuellement perceptible. L'expérience magique du retour de la présence-autre les met sous tension et trouve son expression immédiate dans la représentation ancienne d'un «ailleurs» de la présence, d'une «ombre», d'un «reflet mauvais», celui de Ça : nom inscrit en lettres de sang sur le mur de la salle de bains où Stan s'est suicidé, incapable de supporter une deuxième fois le choc d'un affrontement. Et une autre expression dans un «écho», le nom de la Tortue25, qui revient à chaque instant dans leurs souvenirs évanescents. La deuxième intrusion, découverte peu à peu par le lecteur (qui est, pour les enfants, chronologiquement la première), est celui des enfants qui, rassemblant divers faits, en arrivent à faire la synthèse des données, et à penser qu'il existe quelque chose de mauvais à Derry. À la différence des adultes, ils vivent l'intrusion avec l'acceptation facile du surnaturel grâce à l'imaginaire de l'enfance. Et ils acceptent les «lois-autres» de ce monde particulier, pour les utiliser à leur profit.

L'imposition du surnaturel.

Mike a trouvé des traces de sang sur la pelouse d'un parc et deux traces nettes de jambes traînées sur le sol : "Et en supposant que ce n'était pas un homme mais un monstre qui l'avait fait? Un monstre comme ceux des BD ou des livres d'horreur ou des films d'horreur ou
(un mauvais rêve)
Il décida que l'histoire ne lui plaisait pas, qu'elle était stupide. Il essaya de la chasser de son esprit, mais elle s'accrochait.
(...) Il ferait mieux de repartir. C'était exactement ce qu'il allait faire.
Mais au lieu de revenir à sa bicyclette, de rentrer à la maison et de se mettre au travail, il suivit les sillons dans l'herbe."
(Ça, 268) Le propre de la mentalité enfantine est d'explorer le monde et de suivre ses intuitions plutôt que la voie dite «raisonnable».

Les enfants font individuellement des découvertes différentes, mais convergentes, qui les conduisent à désigner un auteur commun. Faute de pouvoir définir cette chose protéiforme dont les comportements échappent à l'analyse, ils finissent par l'appeler d'un nom indéterminé, Ça. Le nom est particulièrement heureux, celui d'un objet qui ne se présente pas sous des contours définis, dans des limites stables qui permettraient de le saisir en tant qu'être explicite. Ses confins sont sous le coup de possibilités infinies et inconnues, qui suggèrent un monde-autre chargé d'angoissant mystère. Ça représente l'expérience d'une tension ou d'une force propre à ces choses et à ces événements liés à un univers dangereux, d'une foule de possibilités obscures qui tourmentent l'horizon humain.

D'après ce qu'il vient de lire à la bibliothèque, Bill pense que Ça est un «glamour» : "D'après les renseignements qu'il avait glanés, c'était le nom gaélique de la créature qui hantait Derry; d'autres races et d'autres cultures lui donnaient d'autres noms, mais tous signifiaient la même chose. Pour les Indiens des plaines, c'était un manitou, qui pouvait prendre la forme d'un lion des montagnes, d'un élan ou d'un aigle; ils croyaient que l'esprit d'un manitou pouvait les posséder; ils étaient alors capables de donner aux nuages la forme des animaux d'après lesquels ils désignaient leurs demeures. Dans l'Himalaya, c'était un tallus ou tællus, un esprit mauvais ayant le pouvoir de lire dans vos pensées et de prendre la forme de la chose qui vous effrayait le plus. En Europe centrale, on parlait d'eylak, frère du vurderlak, ou vampire. Et si en France on disait «loup-garou», il pouvait en fait aussi bien prendre la forme d'un faucon, d'un mouton ou même d'un insecte que d'un loup." (Ça, 655)

Ça est une créature lovecraftienne venue d'ailleurs. Quand Bev est poursuivie par le clown/Ça, ses ballons habituels à la main : "
Sur chacun des ballons figurait cette phrase : JE VIENS DU LOINTAIN ESPACE." Et Ça précise : «Dis à tes amis que je suis le dernier d'une race qui se meurt. (...) L'unique survivant d'une planète en train de mourir.»" (554) Ça, virtuose de l'impossible, dispose d'un monstrueux pouvoir psychique : "Je crois Ça capable de nous manipuler et de laisser sa marque sur les gens du fait qu'il est." (Ça, 499). "Ça a laissé sa marque sur nous. Ça nous a imposé sa volonté, exactement comme Ça impose sa volonté sur toute cette ville, la semaine comme les jours fériés, même au cours de ces longues périodes où Ça dort, hiberne ou je ne sais quoi, entre ses périodes... plus actives." (Ça, 500), constatent les héros de cette histoire. On l'a signalé plus haut, Ça prend l'apparence de l'objet de la peur la plus forte d'un individu, celle qui le paralyse et l'annihile. Mais il a aussi ses images collectives, celle, standard, séductrice, du clown Pennywise, qui lui a permis de traverser les derniers siècles. Ou celle de l'Araignée, à la fonction terrifiante plus particulière, qui témoigne à la fois de la puissance et des limites de l'imagination : "Ça descendait à toute allure le rideau arachnéen de sa toile, araignée de cauchemar venue d'au-delà du temps et de l'espace, d'au-delà de ce qu'aurait pu imaginer l'esprit enfiévré du dernier des pensionnaires de l'enfer. (...) Cette forme ne fait pas partie de celles que Ça a puisées dans nos esprits; c'est simplement la plus proche de celles que nos esprits peuvent concevoir comme étant celle des lumières-mortes, de Ça, sa vraie forme." (Ça, 1025) L'Araignée est la forme qui cache celle inconcevable du Ça dissimulé, le simulacre qu'ils doivent combattre et si possible vaincre. En effet, derrière cette ultime apparence de l'arachnéide, destinée aux humains, "il y a quelque chose, une forme que l'on peut presque voir comme l'on devine la forme d'un homme qui se déplace derrière un écran de cinéma pendant la projection, une autre forme, mais je ne veux pas voir Ça, mon Dieu je Vous en prie, ne me laissez pas voir Ça." (Ça, 1024/5) 26

Pendant de courtes périodes, Ça vit de chair humaine rendue meilleure par la peur. Ensuite il s'endort longtemps. Mais pour qu'il s'endorme, il lui faut un sacrifice, une destruction ou un massacre collectif, quand un cycle de sa existence se termine : "Comme s'il fallait un sacrifice monstrueux à la fin de chacun pour apaiser la terrible puissance à l'oeuvre ici... pour envoyer Ça dormir pendant un nouveau quart de siècle." (Ça, 615)

Ses pouvoirs permettent en outre à Ça, qui dispose de tous les moyens énumérés plus haut et inhérents à l'être magique, d'avoir à son service des humains. Il y a principalement Henry, le "gosse démoniaque" (85), agent du mal, et sa bande, dont Patrick, le psychopathe assassin de son petit frère (791), qui cherche sans cesse des créatures vivantes à tuer (chap. 17, 5); Al Marsh, le père "prédateur" (Ça, 390) de Bev, qui la martyrise parce qu'il la convoite incestueusement (Ça, 882) : "Ça était bel et bien présent et oeuvrait par son intermédiaire." (Ça, 877). À ajouter Tom, le mari brutal de Bev (Ça, 962). Tous reçoivent matériels et directives.
A Henri par exemple, les instructions sont données par "
des voix de la lune. (...) Elles viennent de la lune. Des tas de voix. (...) Des tas, mais en réalité une seule. Ce sont ses voix." (Ça, 892) Le matériel destiné à effectuer les actions meurtrières arrive par des moyens divers, par exemple le couteau avec lequel Henri tue son père. Henri a trouvé le couteau à cran d'arrêt dans un colis dans la boîte aux lettres familiale, signalé par un ballon insolite, l'ouverture spontanée de la boîte aux lettres, dévoilant un colis nominatif dans la boîte alors que le facteur n'est pas encore passé (Ça, 922). Henry tue son père avec le couteau; ensuite le couteau disparaît. Quelques dizaines d'années plus tard, Henry s'échappe de la prison où il était enfermé : "Juste à l'entrée de Derry, j'ai entendu cette voix. J'ai regardé dans une bouche d'égout. Y avait ces frusques. Et le couteau. Mon vieux couteau." (Ça, 893). Avec ce couteau, il blesse grièvement Eddy. Le couteau, qui aurait pu servir de pièce à conviction, disparaît magiquement à nouveau. (Ça, 970)

Ces agents maléfiques sont marqués par Ça de diverses manières. Par exemple, le père de Bev apparaît ainsi à un gosse27 : il "vit quelque chose d'effroyable et d'inhumain sur le visage de Mr. Marsh, au point qu'il en eut des cauchemars pendant trois semaines; il voyait Mr. Marsh se transformer en araignée 28 sous ses vêtements." (Ça, 882)

Au-delà de la mise en scène littéraire, Ça correspond à l'essence du sorcier tel qu'il est défini dans la tradition magique
29. Comme le magicien, le sorcier capte et utilise des forces invisibles, de l'ordre de la «surnature», afin de les intégrer à une action pour en favoriser le cours. La Tortue, comme Ça, pratique des procédés magiques. Mais alors que le magicien/La Tortue emploie une magie blanche sociale et positive, le sorcier/Ça utilise sa magie noire pour des actions qui visent à désintégrer le groupe social à son profit ou celui des siens. Générateur d'anomie, le sorcier pratiquant la magie noire détruit l'équilibre des forces normales du monde. Usant des maléfices redoutables pour des fins inavouables, il a pour domaine le dépérissement et de la mort. Il est particulièrement dangereux et la société essaie de neutraliser ses méfaits. Inversement, le magicien se sert de ces forces invisibles afin de les intégrer à une action humaine positive et pour en favoriser le cours. Certains enfants, sentant le danger qui les menace après la disparition de nombreux enfants, se révoltent. Les autres, après avoir renâclé, acceptent de lutter contre Ça. Le groupe vient de faire l'expérience du danger collectif causé par l'action de l'entité maléfique. La pression d'un pouvoir négatif ou destructif magique signale l'urgence du risque. Mais une autre magie doit intervenir pour arrêter le chaos imminent et rétablir l'ordre. Considérée sous cet aspect, la magie blanche peut restaurer un horizon mis en crise par la magie noire. Et, avec la démiurgie qui lui est propre, elle récupérera au profit des individus le monde familier qui était en train de se perdre.

La magie de l'enfance et les mots.

La magie des gestes opère rarement seule. Formules, invocations, rituels récités ou chantés, les mots peuvent changer la réalité, agir sur les choses avec un moyen surnaturel, les mots magiques chargés de pouvoirs. La psychanalyse a en effet donné son interprétation de cette spécificité infantile qu'est la «magie-désir». La première expression de la libido de l'être humain est orale. Hors d'état physiquement d'assurer sa survie, le petit d'homme n'obtient ce qu'il désire (se nourrir, prendre un objet, jouer) qu'en le demandant, par les mots et les gestes appropriés. Il découvre ainsi la toute-puissance du mot ou de la gestuelle qui permet de réaliser «magiquement» ses désirs. Le monde «objectif» est à côté de son monde subjectif, le seul qu'il connaisse, correspondant à des demandes suivies de leur réalisation, par lesquelles il croit agir. La toute-puissance du désir exprimé est à l'origine de la croyance en une réalisation concrète, et, pour Freud, source du narcissisme. Ce narcissisme se rattache à la pensée magique archaïque. Durant cette phase, naît chez l'enfant la conscience que se trouvent à côté de lui des puissances qui lui apportent ce qui le comble, mystérieuses d'abord, puis s'identifiant à la mère, au père, aux proches. La pratique magique va ainsi s'associer à cette force protectrice qui a d'abord été indifférenciée, occulte, avant d'être identifiée. La compréhension de cette genèse est fondamentale pour l'interprétation de l'esprit magique30.

On comprend ainsi que si l'univers magique adulte est resté archaïque, il n'est pas absurde. Il existe imaginairement, il comporte ses règles, conscientes ou inconscientes, celles d'un monde différent de lui pour l'enfant, du «monde-autre» pour les spirites, du monde créé par le romancier pour ses lecteurs. Et qui dit règles dit «lois» particulières. La mentalité infantile, comme l'esprit populaire, n'évoluent pas dans le même plan que la mentalité scientifique, comme King le remarque dans Pages Noires : "L'enfance, nous dit Bradbury, est la seule période où on peut croire en des choses qu'on sait être fausses. (...) Ils [les enfants] y croient; leur coeur est encore capable de triompher de leur tête." (130)
King va ainsi opposer des irréductibles : le populaire et le savant, l'enfant et l'adulte, comme s'il s'agissait là de positions bien définies. «Un enfant sommeille en chacun de nous» est son leitmotiv. King considère que l'évolution de l'enfance vers l'adulte est une régression importante sur certains plans.

Les yeux de l'enfance.

Les enfants, qui ont vaincu Ça trente ans plus tôt à l'aide de leur imaginaire enfantin ont dû le perdre maintenant qu'ils sont des adultes, suppute l'entité avide de revanche. Ils avaient depuis, pense-t-il, bridé le pouvoir de leur imagination, qui "se serait affaibli, se serait tu." Les diverses croyances de leur enfance se seraient dissoutes et auraient été remplacées par des convictions adultes : "Ils croiraient aux assurances. (...) Ils croiraient que les petites pastilles du Dr Machin détruisent quarante-sept fois leur poids d'acidité excessive de l'estomac. Au lieu de cela, ils croiraient à la télévision publique, à Gary Hart faisant de la course à pied pour lutter contre les maladies cardiaques et renonçant à la viande rouge pour éviter le cancer du côlon. Ils croiraient au Dr Ruth quand il s'agirait de bien baiser et au révérend Jerry Falwell quand il s'agirait d'être bien sauvé. Et avec chaque année qui passait, leurs rêves deviendraient plus médiocres." (Ça, 993)

Le rôle de l'enseignement est de préparer les enfants à devenir des adultes qui puissent affronter le monde avec les outils mentaux adéquats. Et il faut bien reconnaître que, sauf dans les milieux artistiques ou dans celui (assez proche, mais plus lié au réel) de l'invention scientifique et technique, les mécanismes mis en place font une place restreinte à l'imagination qui ne se trouve plus sollicitée comme elle l'était chez l'enfant. Car les enfants sont des voyants, ils «voient» ce que les adultes ne voient pas et n'osent pas leur en parler : "Les gosses morts dans le château d'eau. Du sang que seuls les gosses peuvent voir, pas les adultes. Des clowns qui se promènent sur le canal gelé. Des ballons qui avancent contre le vent. Des momies. Un lépreux sous un porche, Borton [le chef de police] va crever de rire... après quoi il nous fera enfermer chez les cinglés. " (Ça, 421)

Pour les adultes, "les enfants sont tordus. Ils pensent autour des coins. Mais à partir de huit ou neuf ans, lorsque débute la deuxième époque de l'enfance, ils commencent à se redresser, insidieusement. Les frontières se dessinent peu à peu dans notre esprit, les oeillères se placent doucement autour de nos yeux. Et finalement, incapables de retirer un quelconque profit du Pays imaginaire, nous nous contentons d'un quelconque ersatz, à savoir la boîte de nuit la plus proche... ou un séjour à Disney World. (...) Nous avons dit adieu à l'enfance." (Pages Noires, 214)

Non seulement les enseignants, mais aussi les parents jouent quotidiennement un rôle négatif. Après leur avoir inculqué la croyance au Père Noël, ou à la Petite Souris, leur attitude change quand l'enfant grandit : "Ce qu'il y a d'étrange dans notre culture, c'est que la majorité des parents se sentent obligés de casser, dès que possible, ces fables charmantes de la tête de leurs enfants." Les parents n'ont pas le temps, dit King, d'aider leurs rejetons à faire leurs devoirs ou de leur raconter des histoires avant le coucher, mais ils les laissent regarder les "fariboles" de la télé, la meilleure des baby-sitters : "La majorité des adultes en sont venus à confondre l'éducation et la chasse à l'imagination." Ils ne se sentent satisfaits que lorsque les yeux de leurs enfants ont perdu toute lueur d'émerveillement. La plupart des parents savent que les enfants sont des fous, au sens classique de ce terme, qu'ils ont à à acquérir une démarche rationnelle. Mais aux yeux des enfants, le rationalisme de la folie est un outil remarquablement efficace : "C'est grâce à lui, entre autres choses, que le monstre ne sort jamais de son placard." 31 (Anatomie, 104)

Mike Hanlon, le bibliothécaire, le gardien de Derry, n'a pas entièrement perdu son esprit d'enfance. Il croit, il sait que quand le moment sera venu, ses équipiers adultes entendront l'appel et qu'ils retrouveront la mentalité de leur enfance. Car pour King, l'adulte est un mutilé de l'esprit par rapport à l'enfant : "
Devenir adulte, à mes yeux, c'est se confectionner des oeillères mentales et encourager l'ossification de ses facultés imaginatives. (...) Les enfants voient tout, perçoivent tout. (...) Un enfant n'a pas encore acquis les formes de comportement obsessionnel que nous appelons «les bonnes habitudes». Il ou elle n'a pas encore assimilé la notion selon laquelle la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. (...) Les changements s'instaurent peu à peu, à mesure que la logique et le rationalisme prennent le dessus." (Pages Noires, 211)

Dans le cycle magique de la répétition, retrouver leur âme d'enfant est le seul moyen dont disposent les adultes pour vaincre Ça, qui l'a bien perçu : "Ils avaient grandi et leur imagination s'était affaiblie, mais pas autant que Ça l'aurait cru. Ça avait ressenti un menaçant accroissement de leur pouvoir lorsqu'ils s'étaient réunis." (Ça, 993). Ce pouvoir se révèle dans toute sa puissance dans le combat final, quand Ça est mis à mort, avec l'aide de l'Ultime, mais aussi par l'efficacité de l'enfance revenue, force additionnelle et décisive.
L'enfant est celui qui ressent avec le plus de profondeur ses émotions, pendant la longue période où son cortex n'a pas encore la commande des opérations mentales. Dans le combat magique contre Ça, garder son esprit d'adulte équivaut à la mort : "
Faut redevenir un môme, pensa-t-il, hagard. Seule façon de ne pas devenir cinglé. Faut redevenir un môme... faut l'accepter, n'importe comment." (Ça, 1026) Si la force magique se configure comme un effort pour vaincre le malin, l'efficacité protectrice est garantie par le statut de l'enfance.

L'imaginaire enfantin.

Qu'est Ça au juste? Une réalité d'un monde-autre? Peut-être le produit de l'imaginaire? D'ou son statut ambigu : "
Qu'est-ce que Ça mange, réellement, par exemple? Je sais que quelques-uns des enfants ont été partiellement dévorés; ils présentent des traces de morsure, au moins. Mais peut-être est-ce nous qui poussons Ça à agir ainsi. Il ne fait aucun doute que tous nous savons depuis l'enfance ce que nous fait le monstre lorsqu'il nous attrape au fond des bois : il nous dévore. C'est peut-être la chose la plus épouvantable que nous sommes capables de concevoir." (Ça, 864) Car on peut s'interroger sur la forme d'existence d'un monstre, et ses rapports d'interaction avec l'imaginaire, et, dans le cas présent si le choix de sa nourriture n'est pas copié sur celle des êtres du monde où il se trouve.

De même, les formes magiques de la réalité, notamment les apparitions, trouvent leur sens grâce aux systèmes de participation. Les avatars de Ça sont directement liés aux productions fantasmagoriques individuelles des enfants. Ça apparaît sous la forme d'un loup-garou parce que Richie, dans sa peur, l'a vu ainsi : "C'était comme dans un film d'horreur et pourtant pas vraiment. La momie lui avait paru différente, à certains points de vue... des points de vue qui confirmaient sa réalité fondamentale. Il en allait de même avec le loup-garou : de cela il pouvait en témoigner. (...) Il avait plongé les mains dans les crins ébouriffés de son pelage, il avait aperçu une petite lueur orange maléfique (comme un pompon!) briller dans l'un de ses yeux verts. Ces choses étaient... comment dire? des rêves concrétisés. Et une fois que de tels rêves accédaient à la réalité, ils échappaient à la maîtrise du rêveur et acquéraient une autonomie mortelle leur permettant d'agir indépendamment." (Ça, 844/5) Les émotions humaines ont une force telle que la peur peut, par participation, revêtir une réalité en dehors de l'esprit humain qui l'a éprouvée. Certains craignent des fantômes, et leurs fantômes imaginaires deviennent réels. L'enfant, qui regarde la nuit le vêtement accroché à la porte de son placard, peut trouver que sa forme ressemble à celle d'un monstre. Et tant qu'il pense cela, il y a un monstre à la porte du placard dans son imaginaire. Quand il croit entendre le bruit d'une respiration dans le noir, la respiration devient réelle, avec l'image particulière qu'elle inspire, et tant qu'il en a peur, l'objet évoqué par l'image conservera son existence réelle.

Ainsi Ça, qui, sous les diverses apparences qu'il est contraint de prendre (puisqu'il est lié par participation à la peur des enfants), garde des signes particuliers, liés à l'apparence du clown, la plus passe-partout. Mike a été poursuivi par un oiseau gigantesque : "«Vous vous souvenez de ce qu'il a dit à propos de la langue de l'oiseau?»
Bill et Ben acquiescèrent. Des pompons orange dessus.
«C'est l'indice, reprit Richie. Comme le méchant dans une BD. Il laisse toujours une carte de visite.»
Bill hocha la tête, songeur. Comme un méchant de BD. Parce qu'ils le voyaient ainsi? L'imaginaient ainsi? Oui, peut-être. C'étaient des mômeries, mais il semblait bien que c'était grâce à des mômeries que la chose prospérait."
(Ça, 683)

L'énergie et la croyance enfantines.


Chez l'adulte, non seulement l'imaginaire se sclérose, mais l'énergie vitale, la coïncidence avec le monde et le «mana» diminuent : "
Il suppose que s'il avait pu jamais s'interroger sur ce flux souterrain d'énergie, étant enfant (il ne se souvient pas l'avoir fait), il l'aurait considéré comme parfaitement naturel. (...) Cette énergie dans laquelle on puise avec tant de profusion quand on est enfant, cette énergie qui paraît inépuisable, elle disparaît en douce entre dix-huit et vingt-quatre ans pour être remplacée par quelque chose qui n'en a pas l'éclat, loin s'en faut, et d'aussi factice qu'une euphorie à la coke : des intentions ou des buts, peu importe le terme, c'est l'esprit chambre de commerce. Ça se passe sans histoires, la disparition n'est pas instantanée, elle ne s'accompagne d'aucun éclat. Et peut-être, se dit Richie, est-ce là ce qui fait le plus peur. Cette façon de ne pas arrêter d'un seul coup d'être un enfant, avec un gros boum! comme un de ces ballons de clown qui explosent pour les besoins d'un gag. L'enfant qui est en soi fuit comme crève un pneu sans chambre : lentement. Un jour, on se regarde dans un un miroir, et c'est un adulte qui vous renvoie votre regard." (Ça, 699)

On comprend que dans la situation éprouvante de devoir affronter à nouveau Ça des années plus tard avec la mentalité modifiée des adultes, le groupe à nouveau rassemblé regrette d'abord le suicide de Stan, le plus organisé de la bande d'enfants : "Si seulement Stan était ici! Quelque chose me dit qu'avec son esprit ordonné, Stan aurait peut-être une idée...
- Peut-être en avait-il une, en effet, dit Beverly, Et peut-être est-ce qui l'a tué. Peut-être avait-il compris qu'il s'agissait d'une forme de magie inaccessible aux adultes."
(501) Le groupe sentira vite qu'il n'a aucune chance de vaincre Ça s'il ne retrouve pas l'esprit enfantin perdu. Et au lieu de se fier à des raisonnements d'adultes, il va procéder avec l'intuition, le «coeur» au sens pascalien du terme : "Se fier à son intuition, c'est comme assimiler un rythme et se mettre à danser dessus. Se fier à son intuition, c'est difficile pour des adultes, c'est pourquoi je considère fondamental de le faire. Après tout, c'est ainsi que fonctionnent les gosses dans quatre-vingts pour cent des cas, en gros, du moins jusque vers l'âge de quatorze ans." (Ça, 510)

Un exemple particulièrement intéressant nous est donné avec l'utilisation des noms d'oiseaux que pratique Stan. Il aime les oiseaux, les observe longuement, et a toujours dans la poche un guide qu'il consulte fréquemment. Le choix des oiseaux, qui interviennent dans plusieurs oeuvres de King n'est pas anodin. La symbolique de l'oiseau est liée à son vol. L'oiseau n'est pas une créature terrestre. Sa présence dans le ciel établit une relation (toujours la contiguïté!) entre le ciel et la terre. Les anges et de nombreux êtres mythiques volent. Les oiseaux sont donc reliés aux états spirituels, aux niveaux supérieurs de l'homme. Dans l'ordre cosmique, l'oiseau s'oppose au monstre initial, le serpent, que certains oiseaux chassent et dévorent, comme le symbole de la matérialité du monde terrestre. King s'est probablement souvenu de la place que les oiseaux tiennent dans
Shadowland de Peter Straub.

Quand Ça s'en prend à Stan sous la forme d'un oiseau monstrueux (forme qu'il a prise dans la peur des oiseaux qu'éprouve Mike, becqueté nourrisson par un merle), Stan va riposter dans ce registre. Pour se protéger dans sa fuite, bloqué par une porte fermée, lui viennent spontanément à la bouche des noms d'oiseaux, liées à son amour pour eux et au refus de la forme du monstre : "« Je crois au mainate écarlate même si je n'en ai jamais vu un seul», dit-il d'une voix haute et claire. L'oiseau cria et vira brusquement pour s'éloigner comme s'il venait de recevoir un coup de fusil. Je crois aussi aux vautours, à l'alouette de Nouvelle-Guinée et aux flamants du Brésil.» L'oiseau se mit à caqueter sauvagement, s'éleva et s'enfonça soudain dans le tunnel. «Je crois à l'aigle chauve d'Amérique! hurla Stan à pleins poumons derrière Ça. Et je crois même que le phénix pourrait bien exister quelque part. Mais je ne crois pas en toi, alors fous le camp d'ici! Barre-toi! Mets les voiles, salopard!»" (Ça, 1006)
"
Je suis irrésistiblement conduit à cette conclusion : la nourriture donne peut-être la vie, mais la source de la puissance se trouve dans la foi, non dans la nourriture. Et qui est davantage capable d'un acte absolu de foi qu'un enfant?" (Ça, 865) Cette réflexion de Bill explique le mécanisme de l'efficacité de toute lutte contre les puissances maléfiques. Par la force de sa croyance, Stan est l'adversaire allégorique du désordre et du chaos cosmique. Ce n'est qu'ainsi que le lecteur peut comprendre les commentaires des équipiers de Stan lors de circonstances semblables alors que dans sa fuite, il était bloqué par une porte : «Tu t'en es sorti en leur criant des noms d'oiseaux, non?
- Peut-être, admit Stan comme à regret. Ou peut-être la porte était-elle simplement coincée et a fini par céder.
(...)
«Moi, je crois que ce sont les noms de ces oiseaux que tu leur as criés, insista Eddie. Mais pourquoi les oiseaux? Dans les films, on brandit une croix...
- Ou on dit le Notre Père, ajouta Ben.
- Ou le vingt-troisième psaume, fit Beverly.
- Je con

nais le vingt-troisième psaume, dit Stan d'un ton de colère, mais je ne m'en sortirais pas aussi bien avec la croix. Je suis juif, je vous le rappelle.»" (Ça, 421) Une méthodiste, un catholique, un juif, avec chacun leurs croyances. Peu importe. Tous trois participent à l'ordre de la création, et, au-delà de divergences sans importance, ils ont droit en tant que croyants à la protection de l'«Autre», la puissance supérieure pour ceux qui soutiennent l'ordre de sa création32.
D'ailleurs Ça, contraint de prendre des formes particulières correspondant aux peurs individuelles des divers enfants, finit par comprendre que cette transformation obligatoire se retourne contre lui, chacun n'éprouvant pas la même peur : "
Ça comprenait vaguement que ces enfants avaient, d'une façon ou d'une autre, retourné ses propres instruments contre lui; que, par coïncidence, (certainement pas intentionnellement, certainement pas guidés par la main d'un Autre) et grâce aux liens formés entre sept esprits extraordinairement imaginatifs, Ça s'était retrouvé dans une zone de grands dangers." (Ça, 992)

La suite.

Un des films qui a pu

suggérer à

King l'idée de Ça

 

Article : King et le cinéma de son enfance.

 

Notes :

1 Ce texte réorganise des éléments de Stephen King et le surnaturel, 1. La mise en scène, à paraître aux éditions Naturellement.

2 Le sacré, sorte de synthèse entre la forme numineuse (les dieux, ou les archétypes divins) et la condition humaine, permet de donner une interprétation de la condition humaine avec l'intervention d'une présence transcendantale (supérieure) qui fonde l'ordre humain sans y être asservi. Jung attribuait un caractère sacré, indicible, mystérieux à la numinosité. Dans Totem et Tabou, Freud voyait l'image du pouvoir paternel transposée dans la divinité.

3 Rudolph Otto définit le numineux comme "l'objet irrationnel et indicible qui, dépassant les bornes communes de toute expérience, est à l'origine, par la terreur qu'il fait éprouver, du sentiment religieux.", cité par Denis Mellier, L'Écriture de l'excès, op. cit., 385.

4 On ne peut pas comprendre cette situation sans faire appel à quelques notions sociologiques, à la croyance archaïque au mana, universelle sous diverses appellations, sorte de force spirituelle immatérielle et surnaturelle. Cette notion est liée un problème d'énergie et de puissance vitale. L'anthropologie nous a montré que, pour les hommes archaïques, un dieu a pour fonction de distribuer le mana, élément de vie essentiel. Le dieu n'a de valeur aux yeux de ses fidèles que s'il peut distribuer le mana efficacement. Or un dieu qui agit consomme de l'énergie. Le sacrifice a pour fonction de la lui restituer, pour le rendre opérationnel et à nouveau prêt à intervenir avec puissance pour ses fidèles. Avoir plusieurs dieux permettait de disposer d'énergies multiples. D'où la difficulté pour les Hébreux d'abandonner leurs divers dieux primitifs pour un seul, même très performant comme Yahvé. Qu'on songe à tous les saints occidentaux qui remplissent la même fonction dans une religion judéo-chrétienne pourtant monothéiste. Certains hommes (guerriers, prêtres et guérisseurs), disposent aussi du mana. Voir notamment Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit. et Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1966.

5 Je propose d'appeler romans «cosmiques» ceux, nombreux, où King fait intervenir la surnature. Il y reprend l'idée lovecraftienne (idée religieuse très ancienne) d'un mal extérieur aux hommes, caché, qui fait irruption dans leur vie en y introduisant le chaos et la violence, contre lequel certains hommes entrent en lutte, aidés généralement par une autre puissance contraire.

6 Le Fléau, plus long de quelques pages, n'a pas une structure aussi complexe que Ça. Sa composition temporelle chronologique facilite la lecture. Ça, par sa construction habilement agencée, ses glissements continuels du temps de l'enfance à l'âge adulte, demande au lecteur un effort particulièrement important pour suivre les multiples personnages à différents stades du récit.

7 Ce terme convient mieux que l'expression le «monde au-delà», qui suggère simultanément une conception de la vie «ailleurs» après la mort. Le terme «monde-autre» n'a pas de connotation religieuse particulière.

8 De nature anthropomorphique, cette notion suppose une intelligence qui définisse une fin, suivie par une volonté et une puissance qui agencent les choses en vertu du dessein poursuivi.

9 Sur la dialectique rationalité/magie, voir Jean Fabre, Le miroir de sorcière, Corti, 1992, 5ème partie, Vers l'abstraction tragique.

10 Dans certaines illustrations des manuscrits de la Bible, Dieu a été représenté un compas à la main, en tant qu'architecte cosmique. On notera ici que, pour beaucoup de croyants, les lois de l'univers sont celles imposées par Dieu : il n'y a que lui qui peut les transgresser. Ce qui explique que, dans La Bible, Yahvé proscrit toute magie autre que la sienne.

11 Allusion à un épisode où Beverly entend des voix par le trou d'évacuation du lavabo et voit du sang jaillir de l'orifice, sang que ses parents ne voient pas, mais qu'aperçoivent parfaitement ses copains du Club des Ratés.

12 L'ethnologue reliera Ça à la survivance d'une société primitive de chasse, où s'élabore spontanément l'idée d'entités du monde-autre se comportant comme des prédateurs à l'égard des humains. Comme Ça, ces entités pourchassent les hommes pour se nourrir, ou pour se venger d'eux quand ils l'en empêchent. Voir Denis Duclos, Le complexe du loup-garou, la fascination de la violence dans la culture américaine, Pocket Agora 1998.

13 Magistralement étudié par Bruno Bettelheim, The Uses of enchantement (1976), trad. fse Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont éd., 1976. Le titre signifie littéralement : Du bon usage du merveilleux.

14 Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de la connaissance, Vrin, 1993.

15 Ce qui le vise personnellement (finalité). L'explication scientifique est sans intentionnalité ni finalité, dans un univers indifférent aux hommes. Cependant de nombreux esprits modernes rigoureux perdent leur rationalité quand les événements les contrarient, leur imputant des réactions anthropomorphiques d'antagonisme à caractère souvent paranoïaque.

16 Le prodige est un événement surnaturel spectaculaire. Le miracle est octroyé par une puissance divine et témoigne d'une grâce, d'un accord, liés au salut ou à la réalisation du dessein divin.

17 Film d'épouvante japonais (1957) du réalisateur Inoshiro Honda, qui présente un oiseau géant.

18 Oiseau maléfique, lié aux entités du mal, et parfois un de leurs avatars.

19 Sur les rapports entre le grotesque et le fantastique, voir Dominique Iehl, Le grotesque, Puf, 1997.

20 I Was a Teenage Werewolf, suivi de The Curse of the Werewolf (1960), inspira à King en 1965 I Was a Teenage Robber, sa première nouvelle publiée (dans un fanzine). On notera l'importance prise par ces films d'épouvante dans l'imaginaire de King, qui les a vus quand il avait l'âge des préadolescents de Ça.

21 Référence au film du même nom de Terence Fisher, The Mummy, 1959, (La malédiction des pharaons).

22 La place occupée par ce film de Jack Arnold de 1954, L'Étrange Créature du lac noir, a été signalée longuement et à plusieurs reprises dans Anatomie de l'horreur, op.cit.

23 Jean Fabre, Le miroir de sorcière, op. cit., 183.

24 Qui retrouve ses lois particulières jadis mises à jour, qui devront être à nouveau pratiquées telles quelles maintenant. Littérairement, King utilise des procédés particuliers : décrochages typographiques et des marqueurs d'une narration autre.

25 La seconde entité du roman, favorable aux enfants. Une troisième entité, l'Ultime, joue un rôle de régulateur et rétablit l'ordre en faisant éliminer Ça par les enfants devenus adultes.

26 King reprend le jeu lovecraftien de l'impossibilité de l'imagination d'aller au-delà de son stock d'images ou de leur réorganisation (objet de la création artistique novatrice).

27 Les gosses n'aiment pas Ça ou ses avatars, y compris le clown, en ont peur et s'en écartent. Les adultes ne voient évidemment rien.

28 On fera le rapprochement avec la transformation de Rose Madder en araignée, Rose Madder, 1997.

29 A lire la remarquable étude de la sorcellerie dans nos terroirs contemporains par Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, 1977, Folio, 346 sv.

30 Voir Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, op. cit., introduction, passim et le chapitre "Le besoin de magie chez l'enfant", Livre de Poche, 85/119.

31 King a maintes fois cité ou utilisé le thème de la peur enfantine du placard, susceptible de cacher un monstre. Par exemple dans Cujo, la peur de Tad, quatre ans : "Dans le placard de Tad Trenton, une créature aux yeux ambre était aux aguets." (17) Cette peur suit des personnages devenus adultes. Le placard est utilisé par un adulte dans Le Croquemitaine.

32 Car Stan, l'amateur d'oiseaux, est juif, donc ne croit pas au Saint-Esprit et sa représentation symbolique, sous forme d'oiseau, une colombe.

 

Roland Ernould © 2001

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

saison # 14 - hiver 2001.

Contenu de ce site Stephen King et littératures de l'imaginaire :

Sa vie

Ses oeuvres

Ouvrages récents DE King

Ouvrages SUR King

Cinéma

Revue trimestrielle

différentes saisons

Notes de lectures

Revues fantastique et SF

Dossiers

 .. du site Imaginaire

... .. ... .. ... .

 .. du site Stephen King