Deux utilisations de l'apport de Lovecraft, KING et STRAUB 2 :

De CROUCH END (Stephen KING) à Mr. X. (Peter STRAUB)

LOVECRAFT ET KING.

"N'est pas mort ce qui à jamais dort
Et au long des siècles peut mourir même la mort."

Abdul Alhazred, l'Arabe fou, dans le
Necronomicon, à propos de Cthulhu1

Dans son essai Épouvante et Surnaturel en Littérature3, Lovecraft propose une définition du récit fantastique lié à la peur de l'inconnu : l'imprévisible devint, pour nos ancêtres primitifs, la source toute puissante et terrible des bienfaits ou des calamités répandues sur les humains pour des raisons mystérieuses, étrangères à la terre, et appartenant donc clairement à des "sphères dont on ne savait rien et où l'on n'avait aucune part." La souffrance, la mort font peur aux adultes, le noir fait peur aux enfants. Toutes les émotions liées à des états d'incertitude, de danger, deviennent sources de péril et d'éventualités néfastes.

.. du site ..

À son degré le plus élevé, dans les textes qui seuls mériteraient l'appellation de fantastiques, la peur devient cosmique ("cosmic fear", 1066). Les hommes tremblent toujours à la "pensée des mondes cachés et insondables de vie étrange qui palpitent peut-être dans les gouffres au-delà des étoiles, ou qui pèsent hideusement sur notre globe dans d'autres dimensions impossibles." La seule peur physique ou macabre des difficultés de notre monde crée certes des situations anormales inquiétantes, mais il ne peut s'agir de peur cosmique, seulement d'une évocation d'ambiance de peur que Lovecraft qualifie de "mondaine". Pour qu'il y ait peur cosmique, il faut qu'il y ait la menace impressionnante d'une "interruption" ou d'une "déroute" pernicieuse et précise de ces "lois immuables de la Nature qui sont notre sauvegarde contre les assauts du chaos et des démons de l'espace insondé." (1067) Le test du véritable fantastique est, chez le lecteur, la terreur née du "contact avec des sphères et des puissances inconnues; une indéfinissable attitude d'écoute impressionnée, comme un battement d'ailes noires ou de coups de griffes de figures ou d'entités à l'extrême bord de l'univers cosmique." (1068)

King et Straub renouvelant leur collaboration du Talisman d'il y a vingt ans avec une suite, Black House, il m'a paru intéressant, bien que le lien entre les deux textes soit un peu flou, de comparer deux oeuvres où le point commun est l'influence du maître de la terreur de Providence qui les a inspirés l'un et l'autre. Crouch End a été choisi à cause de la visite rendue à Londres à Peter Straub par un King en début de carrière, à une époque où il n'était pas encore bien dégagé de ses influences de jeunesse. Pour Straub, il s'agit d'un roman de maturité, écrit récemment, où l'influence de Lovecraft a été digérée et dans laquelle il lui a été possible d'innover de manière importante.

LES APPORTS DE LOVECRAFT.

En résumant, on peut noter trois aspects sur lesquels l'apport de Lovecraft a été novateur : l'utilisation d'un panthéon de divinités dont les noms à eux seuls suffisent à créer le mystère; une importance particulière accordée aux données spatiales; la mise en scène d'une descendance monstrueuse, née de l'alliance entre des hommes et les divinités lovecraftiennes, et de la consanguinité.

Les dieux de Lovecraft.

 

Les Anciens Dieux.

 

En des temps «prodigieusement reculés», la Terre a servi de théâtre aux combats pour sa possession entre les Grands Anciens et Ceux de la Grande Race, eux-mêmes descendants des Très Anciens Dieux qui habitent les espaces interstellaires. La guerre déchira les Grands Anciens et Ceux de la Grande Race, entités mentales hyperévoluées, habitant des corps d'emprunt, qui durent se réfugier dans un lointain avenir, au 200è siècle (dans le corps d'insectes, seuls êtres vivants allant biologiquement survivre aux hommes). Vainqueurs, les Grands Anciens, monstres cyclopéens, cruels et sanguinaires, constructeurs de colossales cités de pierre noire, se révoltèrent contre leurs créateurs, les Très Anciens Dieux. Leur tentative échoua, et les Très Anciens Dieux privèrent les Grands Anciens de leurs pouvoirs, les précipitèrent sous la mer ou sous la terre où ils furent condamnés à rester sans bouger dans les ténèbres, tout en n'ignorant rien de ce qui se passe dans l'univers. Par rêve ou influence psychique, ils cherchent maintenant à obtenir de certains hommes l'utilisation de pratiques magiques qui les feraient quitter leurs prisons et revivre dans les étoiles.

Lovecraft ne nous donne pas de détails autres que ceux de rivalités et de combats. Les questions fondamentales restent sans réponse. Les Très Anciens Dieux peuvent-ils, dans leur rôle primitif, être considérés comme agissant pour un «bien» contre un «mal»? Ont-ils condamné et exclu les Grands Anciens, au nom d'une loi morale transcendante (laquelle?), comme Yahvé le fit avec Lucifer et les anges rebelles (avec lesquels les Grands Anciens possèdent des similitudes)? Il ne le semble pas. Lovecraft a créé un univers strictement païen, où le passé, le présent et l'avenir n'ont pas le sens que nous leur donnons. Ses apports cosmiques, qui intègrent certaines superstitions, croyances, légendes et mythes humaines, sont au-delà de notre temps historique, et de nos perspectives humaines. Les Anciens Dieux ne seraient dès lors que des pouvoirs antérieurs, jaloux de leur puissance chronologique, qui auraient été concurrencés par la montée en force des Grands Anciens devenus rivaux. Dans cette hypothèse, en punissant les Grands Anciens, les Très Anciens Dieux n'ont pas cherché à établir ce qui pourrait être un acte de justice dans notre référentiel. Ils ont profité de rapports de forces favorables pour éliminer des adversaires dangereux pour leur pouvoir. Le monde de Lovecraft repose ainsi sur la force, et les sentiments humains positifs n'y ont pas cours.

Les rebelles.

Si les ressemblances existent avec le mythe de la chute de Lucifer et de ses anges du paradis céleste, l'équivalent du Démon ou du Diable chrétien, le Grand Ancien Yog-Sothoth avançant masqué, le plus cité, n'a rien à voir avec le mal chrétien, qui n'a de sens que par le Bien divin. Sur ce groupe d'anges déchus, Lovecraft donne quelques détails, multipliant les noms étranges et les descriptions atroces. Appelé aussi le "Tout-Un", emprisonné dans les Espaces Extérieurs, Yog-Sothoth sert de gardien à la Porte Ultime, la porte du vide des espaces interstellaires, par laquelle doivent passer "ceux qui viennent d'ailleurs" : "Il sait où les Anciens ont forcé le passage jadis, et où ils le forceront à nouveau." 4 Il est corégent d'Azatoth, "Seigneur de Toutes Choses" 5, véhicule du chaos, et, avec lui, maître de Nyarlathotep. À la tête de la révolte avec Yog-Sothoth, Azathoth, "fléau amorphe de la confusion la plus profonde, qui blasphème et bouillonne au centre de toute infinitude", entouré de ses danseurs et joueur de flûte, a été châtié par les Anciens Dieux qui l'ont rendu "aveugle et idiot".

Nyarlathotep, le serviteur fidèle, "le puissant messager" 6, rendra sans doute un jour à ses maîtres l'influence dont ils jouissaient avant la révolte : "J'entends le Chaos Rampant qui m'appelle d'au-delà des étoiles. Et ils créèrent Nyarlathotep qui serait leur messager et ils l'habillèrent de chaos pour que sa forme soit toujours cachée au milieu des étoiles. Qui connaîtra le mystère de Nyarlathotep? Il est le Masque et la volonté de ceux qui existaient avant le début des temps. Il est le prêtre de l'Ether, celui qui demeure dans les airs et possède de nombreux visages dont personne ne se souviendra. Les vagues gèlent devant lui; les dieux craignent son évocation; il murmure dans les rêves des hommes et pourtant qui connaît sa forme?" Réceptacle de leur volonté combinée et leur messager, Nyarlathotep sert de médiateur entre les vénérables Anciens et il exerce leur pouvoir par la horde de ses serviteurs : "Grand messager, dispensateur d'étrange joie pour Yuggoth à travers le vide, Père des Millions d'élus, Chasseur sur la piste..." (id) . Il peut d'ailleurs prendre l'apparence humaine : "Ne serait-ce pas un avatar de Nyarlathotep qui, dans l'antique et ténébreuse Khem, est allé jusqu'à prendre figure humaine?" 7. Le même qui se manifeste sous l'apparence de quelqu'un qui ne nous est pas inconnu, l'Homme noir, qui protège les sorcières : "Il avait la figure immémoriale du représentant ou de l'envoyé de puissances cachées ou redoutables - l'Homme Noir du culte des sorcières, et le Nyarlathotep du Necronomicon" 8.

Les hommes.

La grande idée littéraire de Lovecraft, ce qui permet la mise en scène de ses récits, est que les Grands Anciens sommeillent et recouvreront un jour leur puissance ancienne sur la Terre. Mais ils ne redeviendront pas maîtres sans l'aide de certains hommes. Grâce à l'intervention humaine, les Grands Anciens pourront récupérer leur puissance perdue. Cependant, la plupart des hommes éprouvent de grandes perturbations psychiques quand ils sont confrontés à ces dieux effrayants, et terminent leur existence dans la folie ou dans la mort (atroce la plupart du temps) : l'étude des textes interdits conduit Walter Gilman à une fin prématurée9, Charles Dexter Ward finit ses jours dans une maison de santé proche de Providence : "Vous les connaîtrez comme une abomination. Leur main est sur votre gorge, bien que vous ne Les voyiez pas . (...) L'homme règne à présent où ils régnaient jadis. Ils règneront bientôt où l'homme règne à présent. (...) Ils attendent, patients et terribles, car Ils règneront de nouveau ici-bas." 10 Cependant, des êtres, des groupes, vivent mobilisés dans le désir de faire revenir sur terre les révoltés, pour des raisons variées : difficultés d'intégration, déception sociale, inconscience, rejet du monde contemporain. Des esprits arrivistes ou despotiques espèrent prendre leur revanche et devenir, grâce aux Anciens, maîtres de l'univers, dans le défoulement d'une vie de superhommes nietzschéens : "Il ne serait pas difficile de savoir quand ce temps serait venu car, alors, l'humanité serait tout à fait semblable aux Grands Anciens; libre et fougueuse, au-delà du bien et du mal, les lois et les morales rejetées, tous ses membres criant, tuant, se divertissant joyeusement. C'est alors que les Anciens, libérés, leur enseigneraient de nouvelles manières de crier et de tuer, de se divertir et de jouir de leur existence; puis toute la terre s'enflammerait dans un holocauste d'extase et de liberté. En attendant, le culte, par des rites appropriés, devait maintenir vivant le souvenir de ces voies anciennes et faire pressentir la prophétie qui annonçait leur retour." 11

D'où la survivance des livres maudits, des savoirs ésotériques, des sciences occultes ou interdites, de la magie noire, les pratiques qui se transmettent de bouche à oreille, les formules d'incantation, les rites, les cérémonials.

Bilan.

 

Le nom de Cthulhu, qui donne son appellation au mythe, n'a pas été encore évoqué. En fait, c'est un dieu secondaire, qui attend sa renaissance dans l'antique R'lyeh, la ville morte engloutie dans le Pacifique12. Nombreux sont ses adorateurs qui, parfois, parviennent à l'évoquer de manière concrète. Il possède un serviteur, Dagon, le Dieu-poisson, grand maître des entités des profondeurs - monstres qui, dans Innsmouth, s'accouplent avec les humains. Les autres divinités, nombreuses, présentent moins d'importance13.

On comprend que l'on peut discuter la création cosmogonique de Lovecraft. D'une part, elle n'est pas différente des mythologies traditionnelles : la révolte d'un groupe de dieux contre un autre est courante dans les mythes. Certes les noms sont nouveaux. Mais Lovecraft n'a jamais cherché à donner à ses lecteurs une mythologie claire, et, quand on laisse de côté les contradictions et les replâtrages divers qui ont été fréquents lors d'une improvisation constante, les créatures étant inventées et améliorées d'oeuvre en oeuvre, on ne peut établir qu'une synthèse approximative. Notons que des exégètes ont établi un nombre considérable de rapports entre les réalités lovecraftiennes et des données mythiques, qui font de ces épisodes un apport unique dans la littérature, avec de nombreuses mises en relation avec notre monde et ses mystères. Si Lovecraft n'a jamais cherché à donner une forme rigoureuse à l'ensemble, c'est probablement parce qu'il n'a jamais eu la possibilité d'éditer un livre consacré à son panthéon. Ce travail l'aurait obligé à y apporter plus de clarté, comme Tolkien l'a fait pour sa propre mythologie, beaucoup moins impressionnante et éprouvante, mais qui forme un ensemble plus séduisant et rigoureux.

 

Des données spatiales particulières.

Dans son climat de "cosmic fear", Lovecraft accorde une importance toute particulière à ses lieux, ses décors et sa géométrie. Dans son essai L'Écriture de l'excès 14, Mellier affirme que l'espace est chez Lovecraft "le seul champ métaphorique susceptible de rendre compte de l'intensité visée dans l'émotion terrifiante." Il souligne le rôle des cadres, des décors, des paysages, note l'importance de l'image, dans l'élaboration d'une fiction terrifiante.

Par ailleurs, Finné a constaté que, spontanément, Lovecraft n'est pas marqué par le réalisme15. Mais il a bien compris cette règle fondamentale du genre et il s'y est soumis, en cherchant, à défaut de pouvoir toujours l'assurer pour ses personnages, à faire en sorte que son décor possède des aspects familiers et authentiques. Il a parfois placé le cadre de ses intrigues en Afrique (Arthur Jermyn), dans le Pacifique (Dagon) ou dans l'Antartique (Les montagnes hallucinées). S'il en était resté à de tels lieux, Lovecraft aurait passé à coup sûr pour un écrivain perdu dans des univers de convention et de pacotille sans intérêt. Mais il a su retrouver la tradition d'Edgar Poe et de Nathaël Hawthorne, en prenant des cadres ordinaires de sa région. Même si la plus grande partie des actions se passent dans des villes imaginaires, elles sont situées dans les décors de la Nouvelle-Angleterre, région natale de Lovecraft et seule contrée à laquelle il ait voué un profond attachement. King se souviendra de Lovecraft quand il imaginera Castle Rock ou Derry. Lovecraft a ainsi inventé : Arkham, Dunwich, Innsmouth, Kingsport, qui renvoient à des villes réelles de la région du Maine. Il a utilisé aussi Providence, où il habitait. Les villes de Lovecraft sont des portes avec les mondes alternatifs. Arkham, et son université Miskatonic, célèbre pour son Necronomicon, tangente avec un autre espace-temps où circulent des monstruosités insoutenables. Innsmouth est un port hanté par les Hommes-poissons, inféodés au dieu Dagon, et ses habitants sont le produit d'horribles copulations. Dunwich est le point de contact avec des entités cosmiques comme Azatoth. King a retenu de Lovecraft cette puissance littéraire possible de la ville, inextricablement mêlée à la vie des personnages, souvent liée par l'auteur à des réseaux de force, à des relations cosmiques dotées de pouvoir. Comme Lovecraft, il en relate l'histoire, utilisant quand il le peut le bibliothécaire ou l'historien du lieu. Derry est le meilleur exemple d'une telle ville, surtout dans Ça, avec son entité dévorante.

La maison maudite.

Les maisons désertes, dans des lieux écartés, ont une importance particulière, et le mal ou le danger ne viennent plus de l'extérieur, mais du dedans (de l'intérieur de la maison même ou de l'esprit de ceux qui l'ont jadis habitée, ou encore de ses occupants actuels). Une Entité ou un habitant maudit peut envahir une demeure, la contaminer durablement, et contrôler l'esprit de ses résidents. Des lieux sont ainsi liés à des caractères étranges ou fantastiques. Des habitations peuvent présenter les mêmes caractéristiques que les êtres humains et éprouver des sentiments quasi identiques. Les conventions du motif de la maison hantée amènent le lecteur à faire l'expérience d'une série de hantises destinées à renforcer l'impression qu'il a d'être en présence d'un Lieu Maléfique. Le récit de maison hantée prend souvent plus de caractère dans un contexte historique.
À noter les nombreuses descriptions inquiétantes des paysages qui entourent les maisons maudites
16.

La malédiction du lieu.

La plupart des légendes terrifiantes concernant les lieux hantés sont liées à l'existence d'êtres mystérieux, des "êtres doués d'une demi-existence inimaginable avant même la formation de la Terre et des autres mondes intérieurs du système solaire" 17 qui se trouveraient sous la terre : "Ce lieu avait été autrefois le refuge d'une malfaisance plus ancienne que l'humanité et plus vaste que l'univers que nous connaissons." 18.

Ces êtres indéfinissables très anciens ont été contraints de se cacher depuis l'arrivée et la domination des hommes. D'où le grand nombre de lieux hantés, pratiquement un dans chaque nouvelle, impossibles à recenser ici. Les hommes vivant sur place s'en méfient ou s'en éloignent, et ont élaboré des explications superstitieuses pour justifier leur rejet.
L'idée que les autorités civiles refusent de voir la situation est également mise en avant- comme King le fera souvent - avec la suggestion qu'il y a des complicités actives et criminelles entre ces forces mystérieuses et certains hommes : "
J'essaie en vain de me persuader que ces créatures démoniaques ne vont pas arriver progressivement à une nouvelle politique néfaste à la Terre et à ses habitants normaux". "Une mise en garde contre ces sauvages collines du Vermont [contribuerait] davantage à la sécurité publique que ne ferait le silence"19.

Les objets et leurs formes.

 

Dans Lovecraft, les objets maudits ont à la fois des pouvoirs inquiétants et une géométrie inconcevable. De nombreux objets, qui vont des pierres dégrossies ou gravées aux produits artistiques, ont des pouvoirs prodigieusement maléfiques20 : "À cette époque, (...) les premiers hommes avaient organisé le culte autour de petites idoles que les Grands Anciens leur avaient révélées. C'était des idoles apportées en des ères indistinctes d'obscures étoiles" 21. Un exemple : "Décrire avec précision cette surface et la forme générale de la pierre échappe aux pouvoirs du langage. Impossible d'imaginer selon quels principes géométriques inconnus elle avait été taillée (...) et je n'avais jamais rien vu qui m'eût autant frappé par sa radicale étrangeté". 22

D'autres sont réalisés par des humains sous l'emprise des Grands Anciens : "C'était la silhouette curieusement stylisée d'un molosse accroupi et ailé, sorte de sphinx à la tête à demi canine, d'une gravure exquise, suivant le style de l'ancien Orient, taillé dans un morceau de jade vert. L'expression de ses traits, abominable au-delà de toute description, rappelait à la fois la mort, la bestialité et la malignité." 23
Le rapport des hommes aux objets perd ainsi son innocence pour devenir un rapport de méfiance.

 

La descendance monstrueuse.

Beaucoup pensent - mais on n'en est pas vraiment certain - que Lovecraft savait que son père était syphilitique, et imaginent qu'il lui en est résulté conjointement une défiance de la sexualité et une attitude négative à l'égard de l'hérédité. On doit bien constater que la plupart de ses personnages charrient dans leurs veines des sangs qu'ils considèrent comme impurs. Certains font même des études généalogiques à ce sujet. Outre les anomalies, deux explications sont généralement avancées : les mariages consanguins et les métissages entraînent une régression de l'espèce d'une part, et d'autre part les unions entre les créatures de l'autre monde donnent des résultats bizarres et variés, véritable festival de tératologie, qui vont des géants de L'Abomination de Dunwich, aux êtres aux formes de poissons issus des créatures de la mer comme Cthulhu ou d'autres : "Ils semblaient en général luisants et lisses, à part une échine écailleuse. Leurs formes rappelaient l'anthropoïde, avec une tête de poisson aux yeux prodigieusement saillants qui ne se fermaient jamais. De chaque côté de leur cou, palpitaient des ouïes, et leurs longues pattes étaient palmées. Ils avançaient par bonds irréguliers, tantôt sur deux pattes, tantôt sur quatre. (...) Leur voix, qui tenait du coassement et de l'aboi, prenaient toutes les sombres nuances de l'expression dont leur face immobile était privée."·24 On retrouvera cette descendance monstrueuse aussi bien dans King que dans Straub.

Certains hommes, habillés jusqu'au menton, dissimulent leur origine mi-reptile, mi-poulpe. Il m'a été difficile de tronquer cette longue description du descendant d'une fermière et de Yog-Sothoth : "Il était partiellement humain sans aucun doute, avec ses mains et sa tête d'homme, et sa face de bouc sans menton portait la marque des Whateley. Mais le torse et le bas du corps relevaient d'une tératologie fabuleuse au point que seuls d'amples vêtements avaient pu lui permettre de se déplacer sur terre sans étre interpellé ou supprimé.
Au-dessus de la taille il était semi-anthropomorphe, bien que sa poitrine
(...) fût recouverte d'un cuir réticulé comme celui d'un crocodile ou d'un alligator. Le dos bigarré de jaune et de noir évoquait vaguement la peau squameuse de certains serpents. Au-dessous de la ceinture c'était bien pire; car toute ressemblance humaine cessait, et commençait la totale fantasmagorie. (...) De l'abdomen pendaient mollement vingt longs tentacules gris verdâtre munis de ventouses rouges. Ils étaient bizarrement disposés selon les symétries de quelque géométrie cosmique inconnue de la terre ou du système solaire. À chacune des extrémités, profondément enfoncé dans une sorte d'orbite rose munie de cils, s'ouvrait ce qui semblait un oeil rudimentaire; en guise de queue, une espèce de trompe ou d'antenne marquée d'anneaux violets et qui selon certains indices devait être l'ébauche d'une bouche ou une gorge. Les membres, à part leur fourrure noire, ressemblaient grossièrement aux pattes de derrière des sauriens géants de la terre préhistorique; ils se terminaient en bourrelets nervurés d'arêtes qui n'étaient ni sabots ni pattes. Quand la créature respirait, sa queue et ses tentacules changeaient de couleur au même rythme, comme par un phénomène circulatoire normal dans la branche non humaine de son ascendance. Ceci s'observait dans les tentacules par un assombrissement de la teinte verdâtre, tandis que dans la queue un aspect jaunâtre alternait avec un blanc grisâtre malsain entre les anneaux violets. Il n'y avait pas de sang à proprement parler; rien que la fétide humeur jaune verdâtre qui suintait sur le plancher peint autour de la flaque visqueuse, laissant derrière elle une étrange décoloration." 25

Lovecraft mort, "
crevé de faim à Providence" comme l'écrit lugubrement King (Anatomie, 522), son oeuvre prit de l'importance au fur et à mesure que l'édition des textes permettait de la découvrir. La force du mythe fut telle qu'elle suscita de nombreux émules. Dans Ça, Bill Dendrough, un double de King, déclare qu'il a commencé à écrire "quelques histoires d'horreur qui doivent beaucoup à Edgar Poe, Lovecraft et Richard Matheson. (Il comparera plus tard ses oeuvres de jeunesse à des corbillards équipés d'un moteur turbo et joints en couleur phosphorescents)." (133) Des dizaines d'écrivains se sont inspirés de son oeuvre, et il existe des centaines de romans ou récits qui ont exploité le filon lovecraftien. Un de ces derniers recueils parus comprenant des textes originaux est celui où figure Crouch End, de King, influencé depuis son enfance par Lovecraft.

CROUCH END ET

L'UTILISATION LOVECRAFTIENNE DE L'ESPACE.

Cette nouvelle a été éditée en 1980 dans New Tales of the Cthulhu Mythos, une anthologie de neuf récits compilés par l'anglais Ramsey Campbell, et publiée chez Arkham House26. Reprise ultérieurement dans Rêves et Cauchemars 27, aucune information n'est venue expliquer la genèse de cette histoire dans les notes en fin de livre ou ailleurs.

Peter Straub et sa famille ont habité sept ans en Angleterre (1972-1979) et vivaient alors à Crouch End, à Londres, dans une maison de Hillfield Avenue28. Straub avait invité King et sa femme, alors qu'ils séjournaient à Londres, en octobre 1977. En allant chez eux, les King se perdirent dans les rues du quartier. King pensa conserver l'idée de cette petite aventure pour une nouvelle plaçant un couple américain dans une situation insolite. Tout se passe pour eux comme ils ne s'y attendent pas, et le lecteur se retrouve vite dans un cauchemar lovecraftien, dans un décor londonien aussi éloigné que possible des décors habituels du maître de Providence, vivant les impressions ressenties dans Ça par Bill retrouvant Derry trente ans après l'avoir quittée, et ayant "l'impression d'errer dans une histoire de ville à la Lovecraft, une ville d'antiques perversions et de monstres aux noms imprononçables." (288)

King connaît bien Lovecraft et les notations le concernant sont nombreuses dans son oeuvre. Une nouvelle de jeunesse de 1967, Celui qui garde le ver 29 a d'abord été rédigée dans le cadre d'un cours d'écriture à l'UMO30. Manifestement, l'emprise de Lovecraft est omniprésente dans ce galop d'essai d'un apprenti de 19 ans. Se passant dans un cadre gothique au siècle dernier, véritable inventaire des motifs et de la thématique du créateur de Cthulhu, la nouvelle s'inspire ouvertement de deux récits du maître, Les rats dans les murs et Celui qui hantait les ténèbres 31.

La lecture attentive de Crouch End, nouvelle plus personnelle d'un écrivain qui a gagné en expérience, manifeste une volonté de rassembler le maximum de notations lovecraftiennes, plusieurs par page, indépendamment de l'histoire dédiée à Cthulhu, qui ne fait d'ailleurs qu'une brève apparition (ou est-ce une de ses créatures?), insolite dans le sous sol londonien. Comme le signale Guy Astic : "Dans cette nouvelle, l'effet de montage est poussé à son comble. (...) L'imitation littéraire aboutit ici à une hypertrophie des références, à un tourbillon de collages littéraires." 32

La nouvelle se passe en fait sur deux plans imbriqués : d'abord le récit de l'Américaine Doris qui a survécu au drame et raconte dans une quasi hystérie comment son mari Lonnie, un grand costaud, a disparu dans un quartier devenu soudainement bizarre; ensuite la conversation entre les deux constables ayant enregistré sa déposition : Vetter, âgé, blasé, attendant la retraite et ayant accepté l'insolite, et un jeunot curieux et bravache, Farnham, qui se perdra par son incrédulité ou sa curiosité malheureuse.

Le quartier vu par ses habitants.

En apparence, le quartier est tranquille, explique Vetter à son collègue. À onze heures, tout le monde est au lit : "J'ai pourtant vu pas mal de choses étranges, à Crouch End. Si tu restes ici quelques années, tu en verras aussi forcément. Il se produit, dans les cinq ou six rues de ce pâté de maisons, plus de choses bizarres que n'importe où ailleurs à Londres. Je sais que je m'avance beaucoup, mais c'est ce que je crois. Ça me fiche la frousse. Je m'envoie donc ma bière, et j'ai plus la frousse. Observe un peu le sergent Gordon, la prochaine fois, Farnham, et demande-toi pourquoi, à quarante ans, il a les cheveux aussi blancs. Je t'aurais bien dit aussi d'observer Petty, mais tu aurais du mal, hein ? Elle s'est suicidée pendant l'été de 1976. L'été où il a fait si chaud. C'était... (il eut l'air de chercher ses mots)... fichtrement malsain, cet été-là, fichtrement malsain. On était pas mal nombreux à redouter qu'ils passent au travers. (...) Crouch End est un endroit bizarre." (520) On n'en saura pas plus pour l'instant : qui sont ces "ILS", qui pourraient "passer au travers"?
Des plaintes sont déposées concernant des événements insolites, comme celle de l'Américaine, qui finira dans un placard : "
«Tu serais bien inspiré de jeter un coup d'oeil dans les dossiers du classeur du fond, un jour, Farnham. Oh, on y trouve beaucoup de trucs parfaitement ordinaires (...). Mais au milieu de tout ça, il y a quelques histoires à te glacer le sang. Et certaines capables de te mettre l'estomac à l'envers.
Et justement, il y en a quelques-unes qui me rappellent beaucoup celle que cette pauvre Américaine vient de nous sortir. Tu verras : elle n'entendra plus jamais parler de son mari (il haussa les épaules). Crois-moi ou non, c'est du pareil au même. Les dossiers sont là. On parle en général du classeur sans suite, parce que c'est plus poli que classeur du fond ou classeur mon cul. Mais étudie-le, Farnham. Etudie-le.»"
(521)

Les Dimensions.

 

Vetter a de bonnes lectures et se demande si Crouch End n'est pas un point de rencontre géométrique avec un autre monde d'une autre dimension : "«Parfois, (...) je me pose des questions sur les Dimensions.(...) Les auteurs de science-fiction sont toujours en train de nous bassiner avec les Dimensions, pas vrai ? Jamais lu de science-fiction, Farnham? (...) Lovecraft non plus? Tu n'as jamais lu Lovecraft?»" (521) Les lectures de son collègue paraissant dérisoires, Vetter va utiliser un exemple élémentaire , celle d'un monde comparé à un ballon, avec un univers bizarre et terrifiant à l'intérieur, et qui, usé à un endroit, permettrait des échappées et des intrusions : "«En certains endroits, la barrière est plus mince qu'ailleurs. (...) Crouch End est un endroit comme ça. (...) Highgate, comme quartier, ça va, voilà ce que je pense. C'est aussi épais qu'on peut le souhaiter, entre les Dimensions et nous, comme à Muswell. Mais prends Archway et Finsbury Park, les quartiers qui bordent Crouch End. J'ai des amis dans les deux, et ils savent que je m'intéresse à certaines choses qu'on n'arrive pas à expliquer, qui paraissent anormales. Des histoires dingues racontées par des gens, dirons-nous, qui n'avaient rien à gagner à les inventer. (...) C'est pourquoi je me dis, continua Vetter en lui coupant la parole, que s'il existe bien des " points faibles", celui-ci doit commencer du côté d'Archway et de Finsbury Park... et que la partie la plus faible est ici, à Crouch End. Je me dis aussi que ça ferait pas mal de bruit, si ce qui reste de cuir entre eux et nous se... se dissolvait complètement - non? Est-ce que ça ne serait pas quelque chose, si déjà seulement la moitié de ce que nous a raconté cette femme était vrai?»" (522/3) Crouch End, comme Arkham, Dunwich ou Innsmouth ou d'autres villes de Lovecraft est ainsi une porte sur un monde alternatif, et le point de contact positif avec des entités cosmiques.

Pour Vetter, c'est la seule explication aux aventures racontées par l'Américaine. Elles ne peuvent qu'être vraies. Que pourrait-elle bien avoir à gagner, cette jeune femme de vingt-six ans, jolie, deux enfants à l'hôtel, un mari jeune avocat gagnant bien sa vie, à venir raconter une histoire à dormir debout, bonne pour des films d'épouvante de série B? Le collègue, qui n'en croit pas un mot, garde le silence. Il avait décidé que Vetter devait probablement "croire aussi aux lignes de la main, à la phrénologie et aux rosicruciens." (523) On devine le sort du constable. Il ira faire quelques pas dehors, pour voir, et on ne le retrouvera jamais...

Le quartier vu par l'Américaine.

Elle a l'impression que brusquement elle est passée des quartiers chics à un endroit miteux, vaguement menaçant : "Ils passaient devant un panneau où on lisait : «Crouch Hill Road». Les anciennes maisons de brique, l'air de douairières endormies, donnaient l'impression de s'être rapprochées et d'observer le taxi de leurs fenêtres opaques. (...) Le taxi alla se garer en face d'un restaurant d'aspect minable, dans la vitrine duquel une affichette jaunie précisait qu'il avait la licence complète, à côté d'un panneau plus grand annonçant Curry à emporter. Sur le rebord, dormait un gigantesque chat gris." (530) Pour une raison inconnue, le taxi s'en va en les laissant sur le trottoir, près de la cabine téléphonique qu'ils recherchaient et qui semble être à la limite du territoire de Cthulhu. [Discussion en a-parte entre les policiers : "Est-ce qu'il y a un restaurant de curry sur Crouch Hill Road? - Pas à ma connaissance, mon petit chou." (534)]

Cette partie de Crouch End n'est plus celle qui figure sur la carte du commissariat, les rues ne portent plus exactement le même nom. Les magasins sont fermés, et le chat gris se trouve cependant encore derrière une autre vitrine. Les murs de brique sont crasseux. Doris, qui a alors perdu son mari, se trouve dans Norris Road (rue qui n'existe pas officiellement) : "Une rue large, pavée, avec des tramways au milieu". À la place des boutiques à l'abandon, il y avait maintenant des entrepôts désertés . L'un d'entre eux porte "le nom de ALHAZRED, peint en lettres vertes qui s'écaillaient sur le mur de briques décolorées. En dessous, on distinguait des caractères de style arabe." (541) À partir de cet instant, la porte s'est ouverte et Crouch End a basculé dans l'univers des Grands Anciens, comme en témoigne le nombre des noms cités dans les quelques lignes suivantes.

Le monde change : "
L'ombre commença à envahir Norris Road. Le ciel présentait maintenant une nuance violette. C'était peut-être un effet de distorsion dû au crépuscule, ou à son épuisement, mais les entrepôts lui donnaient l'impression de se pencher, affamés, vers la rue. Les fenêtres, encrassées de la poussière des décennies, peut-être même des siècles, paraissaient la surveiller. Et les noms, sur les enseignes, devenaient de plus en plus étranges, déments, même, et à tout le moins impossibles à prononcer. Les voyelles n'étaient pas à la bonne place, et les consonnes disposées de telle manière qu'aucune bouche humaine n'aurait pu les énoncer. CTHULHU KRYON, lisait-on sur l'une, avec d'autres caractères de type arabe en dessous. YOGSOGGOTH, déchiffrait-on sur une autre; R'YELEH ailleurs. Il y en avait une dont elle se souvenait particulièrement : NRTESN NYARLAHOTEP." (541/2)
Doris a l'impression de perdre la raison. Elle se raccroche à la seule explication raisonnable, bien qu'invraisemblable : "
Elle consistait à se dire qu'elle n'était plus sur la terre, mais sur une planète différente, un endroit tellement étranger que l'esprit humain n'avait aucune possibilité de l'appréhender. Les angles, dit-elle, paraissaient différents. Les couleurs paraissaient différentes. Les... Mais c'était sans espoir.
Elle ne pouvait que continuer à avancer, sous le ciel aubergine et convulsionné, entre les deux rangées d'immeubles imposants et surnaturels, et prier pour que cela prît fin."
(542) Nous nous trouvons bien dans le monde aux données spatiales particulières à Lovecraft, avec sa géométrie qui n'a rien de commun avec la nôtre.33

Les vivants.

Les dimensions d'une nouvelle ne permettent pas l'utilisation d'un trop grand nombre de personnages. King s'est limité à deux enfants, que le lecteur rencontre à l'entrée des Américains dans le monde parallèle de Cthulhu. Ils participent à la tératologie des descendants des hommes ayant des relations avec les monstres lovecraftiens : "Deux gamins, , accrochés l'un à l'autre, pouffaient de rire. (...) Le garçon avait sa main déformée qui faisait l'effet d'une griffe; l'autre était une fillette d'environ cinq ans. Elle aurait cru que la Sécurité Sociale s'occupait de cas comme celui-ci." (531) La petite fille leur crie un avertissement insolite : "«Fous-le camp, Toto!»" (532)

Le lecteur retrouvera ces enfants, le mari disparu, et leur participation au monde de Cthulhu ne fait plus alors aucun doute : "
Elle [Doris] prit conscience de deux silhouettes sur le trottoir, devant elle : les enfants qu'elle avait vus un peu plus tôt avec Lonnie. De sa main en griffe, le garçonnet caressait les tresses en queues de rat de la fillette.
«C'est l'Américaine, dit le garçon.
- Elle est perdue, dit la fillette.
- Elle a perdu son mari.
- Elle a perdu son chemin.
- Elle a trouvé le chemin noir.
- La route qui conduit dans l'entonnoir.
- Elle a perdu espoir.
- Elle a trouvé le Siffleur des Étoiles... .
- Le Dévoreur de Dimensions...
- Le joueur de flûte aveugle... »
Ils débitaient leurs phrases de plus en plus vite, dans une litanie, sans reprendre jamais haleine, comme une série d'éclairs de phare. Elle en avait la tête qui tournait. Les bâtiments s'inclinaient de plus en plus. Les étoiles étaient visibles, mais ce n'étaient pas ses étoiles, les étoiles sous lesquelles elle avait fait des voeux, fillette, et été courtisée, jeune fille; celles-ci étaient des étoiles démentes, distribuées en constellations délirantes; elle porta ses mains aux oreilles mais cela ne l'empêcha pas d'entendre et elle leur hurla finalement :
«Où est mon mari? Où est Lonnie ? Qu'est-ce que vous lui avez fait?»
Il y eut un silence, que rompit finalement la fillette : «Il est parti en dessous.
- Parti avec le Bouc aux Mille Chevreaux.», ajouta le garçon.
La fillette sourit - un sourire malicieux, plein d'une innocente méchanceté. « Il aurait été difficile qu'il n'y aille pas, non? La marque était sur lui. Vous aussi, vous irez."
(542/3)

Il faut signaler le rôle récurrent du chat gris, qu'on retrouve régulièrement, à l'étonnement de Doris qui se demande ce qu'est ce chat voyageur : "
Comment avait-il fait pour venir du restaurant jusqu'ici? Il valait mieux ne pas se poser la question." (539) Un chat énorme, affreux, à l'oeil unique et au regard impénétrable. Il lui manque la moitié du museau, et il en reste une masse rosâtre entourée de cicatrices et une cataracte laiteuse. Ce chat l'obsède à tel point que passant sous un viaduc, elle est saisie dans le noir par un être mystérieux, qu'elle associe au chat : "La main qui la tenait par le haut du bras était velue, et comme celle d'un singe. (...) La chose était tapie dans l'ombre double de deux piliers de soutènement et Doris n'en distinguait que le vague contour... et deux yeux verts lumineux. (...) Les deux étoiles vertes étaient des yeux de chat. Et soudain elle fut prise de la certitude que si la forme tassée sur elle-même sortait de l'ombre, elle verrait la cataracte laiteuse d'un oeil mort, les plis rosâtres d'une chair tuméfiée, les touffes de poils gris." (540)34
Aucun autre être vivant n'a été rencontré dans Crouch End.

Les sacrifices et l'abattoir.

Le premier sacrifice collectif paraît être un accident, et on n'en comprend son sens qu'ultérieurement. Comme l'indique un journal, soixante personnes mortes dans le métro, sans que les circonstances du drame soient précisées : "HORRIBLE DRAME SOUTERRAIN.
L'expression lui déplaisait. Elle faisait penser à des cimetières, à des égouts, à des créatures décolorées et répugnantes surgissant brusquement des tunnels eux-mêmes pour enrouler leurs bras (des tentacules peut-êtres) autour des banlieusards impuissants agglutinés sur les quais, les entraînant dans les ténèbres."
(530)

Pour Doris, la relation s'établit quand son mari est attiré par les gémissements qui viennent d'une pelouse derrière une haie : "La pelouse était d'un vert profond. En son milieu se détachait une forme noire et fumante. (...) Elle se rendit compte qu'il s'agissait d'un trou, dessinant vaguement une forme humaine. C'était de là que montaient les volutes de fumée.
HORRIBLE DRAME SOUTERRAIN : SOIXANTE DISPARUS, pensa-t-elle soudain."
(535) Imagination qui déraille? Il lui semble que les gémissements deviennent des sons gutturaux, avec quelque chose de joyeux, quand son mari s'approche du trou. Brusquement il se met à hurler et heureusement parvient à s'échapper, poursuivi, fuyant comme un fou : "Quelque chose de noir se déplaçait derrière, quelque chose de bien plus noir que noir; on aurait dit de l'ébène, ou mieux, l'antithèse de la lumière.
Et la chose clapotait."
(535) Tous deux se sauvent, et le mari ne veut pas raconter à sa femme ce qu'il a vu. Un peu plus tard, Lonnie disparaît.
Au commissariat de police, Doris signale que les faits se sont produits près de Slaughter Towen. Town? suggère un policier. Towen n'existe pas. Doris est catégorique : il s'agit bien de Slaughter Towen
35. Un policier confie plus tard à un collègue que "dans la vieille langue des druides, un towen ou touen était l'endroit où on pratiquait les sacrifices rituels." (537)

Quand la petite fille eut dit à Doris que la "marque" est aussi sur elle, le garçon se livre à une incantation qui sera suivie d'effets terrifiants : "
Le garçon leva la main et se mit à psalmodier, la voix haut perchée, dans une langue qu'elle ne comprenait pas; mais la sonorité des paroles suffit à la rendre presque folle de peur.
«C'est à ce moment-là que la rue a commencé à bouger, dit-elle à Vetter et Farnham. Les pavés se sont mis à onduler comme un tapis, se soulevant et retombant. Les rails de tramway se sont détachés et ont volé en l'air - je m'en souviens très bien, je revois encore le reflet de la lumière des étoiles, dessus -, puis les pavés se sont détachés à leur tour, tout d'abord un par un, par paquets entiers ensuite. Ils disparaissaient simplement, comme ça, dans le noir, avec un bruit d'arrachement, un bruit grinçant... le bruit que doit faire un tremblement de terre. Et alors, quelque chose a commencé à passer au travers...
- Quoi? demanda Vetter, qui se pencha en avant, la vrillant d'un regard inquisiteur. Qu'avez-vous vu? Qu'est-ce que c'était ?
- Des tentacules, dit-elle lentement, en hésitant. Je crois que c'étaient des tentacules. Mais ils étaient aussi épais que des vieux banians, comme si chacun d'eux était composé de mille autres plus petits... et il y avait des choses roses qui faisaient penser à des ventouses... sauf que des fois c'étaient plutôt à des visages... l'une d'elles ressemblait à celui de Lonnie... et toutes paraissaient plongées dans l'angoisse. En dessous, dans l'obscurité sous la rue... dans les ténèbres d'en-dessous - il y avait quelque chose d'autre. Quelque chose comme des yeux...»"
(543/4)

Sortie elle ne sait trop comment du quartier maudit, Doris demande le chemin d'un commissariat, et raconte partiellement son histoire au couple de vieux sympathiques qu'elle a abordés, et qui s'offrent à l'y conduire, pensant qu'on a essayé de la voler :
"Non, répondit Doris. C'est... je... je... la rue... il y avait un chat avec un seul oeil... la rue s'est ouverte... je l'ai vue... la chose... ils ont dit quelque chose... le joueur de flûte aveugle... il faut que je trouve Lonnie!»" (545)
Ses propos incohérents ont un effet. Le couple de vieux s'écarte d'elle comme si elle avait la peste : "
L'homme dit alors quelque chose: «Ça a recommencé», crut comprendre Doris.
La femme eut un geste. «Le poste de police est juste là-haut. Avec des globes au-dessus de la porte. Vous ne pouvez pas le manquer.» Le couple s'éloigna alors d'un pas vif. La femme au fichu regarda une fois par-dessus son épaule; elle avait les yeux écarquillés, brillants. Doris, sans trop savoir pourquoi, fit quelques pas dans leur direction. «Ne vous approchez pas!» lui cria Ewie d'une voix stridente en lui adressant le signe du diable. Elle se blottit en même temps contre l'homme, qui passa un bras autour de ses épaules. «Ne vous approchez pas, si vous avez été à Crouch End Towen!»"
(545)
Et ils se sauvent... Le constable Vetter n'est pas le seul à avoir compris. La loi du silence règne sur le quartier.

Doris a vu ses cheveux grisonner du jour au lendemain. Elle a dû aller en maison de repos, après une tentative de suicide. Elle en est sortie, mais quand elle ne sait pas dormir, elle se glisse dans un placard et écrit sans fin : "
Prenez garde au Bouc aux Mille Chevreaux avec un crayon gras..." (547) Crouch End est décidément un quartier bien tranquille de Londres, où cependant des choses étranges se produisent parfois qu'il vaut mieux oublier.

Si le mythe de Cthulhu ne montre pas de signe d'épuisement pour l'inspiration des auteurs, on ne peut pas dire que des nouvelles comme celles de King, pour intéressante qu'elle soit en elle-même, apporte un quelconque renouveau. Si on laisse de côté le choix insolite de Londres, le lecteur ne fait que retrouver des situations familières à Lovecraft. Bien ficelée,
Crouch End n'a apporté aucune nouvelle pierre à l'édifice lovecraftien et s'est contenté d'annexer son ambiance et ses créatures.

 Roland Ernould ©. (roland.ernould@neuf.fr).
Armentières, avril 2001.
Ces opinions n'engagent que leur auteur.

 suite : Deux utilisations de l'apport de Lovecraft :

Peter STRAUB : Monsieur X et LE CULTE DU MAÎTRE DE PROVIDENCE.

étude : DU NÉCRONOMICON AU LIVRE.

Notes :

1 Lovecraft, L'appel de Cthulhu, Oeuvres Complètes, éd. Lacassin, 1, 75.

2 Howards Philips Lovecraft, Oeuvres Complètes, édition en 3 volumes, présentée (introduction remarquable) et établie par Francis Lacassin, Laffont, édition de 1995, I, 687. Toutes les citations sont faites d'après cette édition.

2. 2. 2. 2.

3 Supernatural Horror in Literature, 1927, Oeuvres Complètes, II, 1062 et sv.

4 Lovecraft, op.cit., L'abomination de Dunwich, I, 239.

5 Lovecraft, op.cit., Celui qui hantait les ténèbres, .I, 591. Les éléments qui suivent viennent de ce passage.

6 Lovecraft, op.cit., Celui qui chuchotait dans les ténèbres, I, 279.

7 Lovecraft, op.cit., Celui qui hantait les ténèbres, I, 596.

8 Lovecraft, op.cit., La maison de la sorcière, I, 471, 482 et 483.

9 Lovecraft, op.cit., La maison de la sorcière., I.

10 Lovecraft, op.cit., L'abomination de Dunwich, I, 240. Extrait du Necronomicon dans la traduction latine d'Olaus Wormius, imprimée en Espagne au XVIIè. Exemplaire de la bibliothèque de Miskatonic, à Arkham.

11 Lovecraft, op.cit., L'appel de Cthulhu, 1, 75.

12 Ph'nglui mgln'nafh Cthulhu
R'lyeh Wgah'nagl fhtagn : "Dans sa demeure de R'lyeh, la ville morte, Cthulhu attend et rêve."

13 Les autres dieux qui peuplent et animent l'univers mythique de Lovecraft, s'ils sont physiquement aussi repoussants, semblent moins dangereux pour l'humanité. Parmi eux, citons Umr-At-Tawil, doyen des Grands Anciens et serviteur direct de Yog-Sothoth; Tsathoggua, le Dieu-Crapaud, ventru, poilu et noiraud, installé sur la terre depuis sa création et originaire de la planète Cykranosh; le gigantesque Ghata-Nothoa, emprisonné depuis sa rébellion dans les cryptes de la forteresse construite par les crustacés de Yuggoth, au sommet du mont Yaddith-Gho; enfin Hastur l'innommable, demi-frère de Cthulhu, époux de Shub-Niggurath, le bouc noir des forêts aux mille chevreaux du Sabbat des sorcières, dont il est dit, dans le Necronomicon, qu'il proliférera de hideuse manière sur le monde. Des listes partielles de ces dieux sont fournies ici et là, comme par exemple dans Celui qui chuchotait dans les ténèbres, I, 276.

14 Denis Mellier, L'Écriture de l'excès : poétique de la terreur et fiction fantastique, Champion, 1999, 299.

15 Jacques Finné, Panorama de la littérature fantastique américaine, tome 1 Des origines aux pulps, Cefal, 1993, 104.

16 "Les bois touffus, désertés, de ces pentes inacessibles semblaient abriter des êtres étranges inimaginables et je sentis que le profil même des collines avait quelque étrange signification perdue dans la nuit des temps, comme si c'étaient d'immenses hiéroglyphes laissés par une race de titans légendaires dont les splendeurs ne survivaient plus que dans des rêves rares et profonds." Celui qui chuchotait dans les ténèbres, I, 296.

17 Lovecraft, op.cit., Celui qui chuchotait dans les ténèbres, I, 275.

18 Lovecraft, op.cit., Celui qui chuchotait dans les ténèbres, I, 582.

19 Lovecraft, op.cit., Celui qui chuchotait dans les ténèbres, I, 311 et 277.

20 Il y en a trop ! Voir notamment, op.cit. : La maison de la sorcière, I, 477; Dans l'abîme du temps, I, 548; Le monstre sur le seuil, I, 502.

21 Lovecraft, op.cit., L'appel de Cthulhu, I, 74

22 Lovecraft, op.cit., Celui qui chuchotait dans les ténèbres, I, 311 et 277.

23 Lovecraft, op.cit., Le molosse , I, 41.

24 Lovecraft, op.cit., Le cauchemar d'Innsmouth, I, 455.

25 Lovecraft, op.cit., L'abomination de Dunwich, I, 243.

26 Reprise dans Le Livre Noir, nouvelles légendes du mythe de Cthulhu, 1991.

27 Nightmares and Dreamscapes 1993, trad. fr. Rêves et cauchemars, Albin Michel 1994.

28 King s'est d'ailleurs amusé à citer Hillfield Avenue dans sa nouvelle : "Au vu de la tranquillité qui y régnait, Hillfield Avenue aurait pu tout aussi bien se trouver dans une ville fantôme." (535)

29 Jerusalem's Lot. Création : 1967. Réécrite, elle a été publiée en 1978. Fait partie du recueil Danse Macabre (Night Shift).

30 Gilles Menegaldo indique dans son étude Forme brève et stratégies du fantastique chez Stephen King : "Le roman Salem est préfiguré dans une nouvelle écrite par l'auteur dans le cadre d'un programme de «Creative Writing». Il s'agit de Jerusalem's Lot, exercice de style jouant sur les conventions du récit gothique." Stephen King, Premières approches, collectif sous la direction de Guy Astic, Cefal, avril 2000, 68. Voir aussi Douglas E. Winter Art of Darkness, éd. NAL, 1984 : "This story was written in 1967, as a course requirement during King's sophomore year in college." 223.

31 Lovecraft, op.cit., Les Rats dans les murs, 2, 150; Celui qui hantait les ténèbres, 1, 574.

32 Guy Astic, Nightmares & Dreamscapes de Stephen King, Cahiers du Cerli, 7/8, 1997, 167.

33 "H.P. L. était particulièrement sensible au caractère horrible de la géométrie faussée; il évoquait fréquemment des angles non euclidiens qui torturaient l'oeil et l'esprit, suggérant l'existence d'autres dimensions où la somme des angles d'un triangle pouvait être supérieure ou inférieure à cent quatre-vingts degrés. Un tel spectacle, avançait-il, suffisait à vous plonger dans la folie. Et il ne se trompait pas de beaucoup; diverses expériences psychologiques nous ont enseigné qu'en altérant les perceptions physiques d'un sujet on altère ce qui est peut-être le fondement de l'esprit humain." Pages Noires, 80.

34 À noter la négligence de King, qui passe de l'évocation de deux yeux verts à un seul oeil mort...

35 Note du traducteur : Slaughter, «massacrer. Town, «ville», autrement dit ; l'Abattoir. (536)

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 12 - été 2001.

 

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