Sac d'os.

FANTÔME AIMANT CONTRE REVENANT MALÉFIQUE.

"Je tins le négatif encore un moment devant la lumière,
me refusant à rompre le contact."
(533)

 

Certaines habitations semblent renfermer les ombres du passé, comme si les passions, les amours et les haines les avaient marquées de manière indélébile. Ainsi Sara Laughs, hantée à la fois par un fantôme et un revenant...

À première vue, ces deux substantifs, «fantôme» et «revenant», renvoient à la même réalité: un fantôme n'est-il pas un revenant? En fait, si l'on reprend certaines analyses de Jacques Goimard1, ce sont des entités différentes. Le revenant est un défunt qui a eu une mauvaise mort: injustement atteint dans sa vie, ou assassiné, ou mal enterré. Le revenant est de retour pour venger l'injustice, l'humiliation, le déshonneur, le sang répandu. Le revenant est une victime, mise à mal au moment ou au-delà de la mort, parce que les rites de deuil n'ont pas été respectés. Sa mort a marqué la collectivité d'un trouble, et il crie vengeance. Le revenant est par essence tragique: c'est pour cette raison que le gothique et le mélodrame aiment les revenants, généralement doublement liés au mal: ils en ont été victimes de leur vivant et, passés de l'autre côté, reviennent généralement maléfiques.

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Le fantôme est d'une autre essence, coulés dans "le moule romantique", comme le remarque Goimard. Le fantôme, c'est le passé avec ses regrets. Le plus souvent le mort revient faire ou faire faire n'a pas pu réaliser de son vivant, rattraper ses erreurs. Parfois il revient, comme dans Sac d'os, par grand amour... Car l'originalité de ce roman est de présenter une lutte entre des entités dont les projets sont différents2 : se servir d'un romancier et lui faire accomplir de sombres desseins pour l'une; l'informer et le sauver pour l'autre. oeuvre d'autant plus intéressante que les fantômes ne sont pas nombreux dans les romans de King et qu'ils sont rarement utilisés par les autres écrivains du genre pour se livrer à un tel conflit.

1. Une maison hantée.

La première piste que King veut nous faire suivre est celle de la maison hantée. Le rapprochement entre le Manderley du roman Rebecca de Daphné du Maurier sert à amorcer littérairement le processus. Mike, l'écrivain populaire récemment veuf de Sac d'os, possède un chalet au bord d'un lac3 , Sara Laughs, où il n'a plus mis les pieds depuis la mort de son épouse. Bon moyen de reprendre un thème illustré par Shirley Jackson4 ou James Herbert5, et qu'il avait déjà traité brillamment dans Shining.

Manderley.

En exergue, est citée la première phrase du roman qui assure une transition facile: "La nuit dernière, j'ai rêvé que je retournais à Manderley...
S'il existe dans la littérature anglaise une première phrase plus belle et plus envoûtante, je ne l'ai jamais lue. C'est une phrase à laquelle j'eus de bonnes raisons de penser souvent, pendant l'automne 1997 et l'hiver qui suivit. Je ne rêvais évidemment pas de Manderley, mais de Sara Laughs, que Johanna appelait parfois «la Planque». Description qui lui rendait justice, au fond, car l'endroit est perdu tellement loin dans les forêts du Maine occidental que l'on ne peut même pas en parler comme d'une ville ou d'un bourg, mais plutôt comme d'un lieu-dit, sans réelle administration, d'ailleurs désigné sur les cartes comme le TR-90."
(46)
Mike, qui ne sait plus écrire depuis quatre ans, rêve à plusieurs reprises de ce chalet: "
Je me surprenais à penser: Manderley, j'ai encore rêvé de Manderley. Cette réflexion avait quelque chose d'inquiétant (j'ai le sentiment que les rêves qui se répètent - et le fait de sentir son inconscient s'acharner obsessionnellement sur un objet qu'il n'arrive pas à déloger - ont toujours quelque chose d'inquiétant), mais je mentirais si je ne disais pas aussi qu'une autre partie de moi-même goûtait ce calme étouffant d'une nuit d'été dans lequel le rêve m'enveloppait toujours, goûtait aussi tristesse et l'impression de mauvais augure que j'éprouvais à mon réveil. Il y avait dans ce rêve un exotisme étrange qui manquait à ma vie éveillée." (54) Mais ce sentiment d'"exotisme étrange" va bientôt cesser, pour laisser place à l'inquiétude.

Des rêves.

Ses rêves sont riches de faits qu'il n'a pu connaître, comme ces tournesols qui poussent sur le perron de Sara Laughts et qui n'existaient pas jadis, qu'il voit en songe avant que plus tard leur existence soit prouvée par une photo que lui envoie son gardien: "Cependant, ce sur quoi mon oeil ne cessait de revenir, c'était les marches du perron de bois, au bout de l'allée. On pouvait parler de coïncidences pour les autres points de ressemblance entre les photos et mes rêves de Sara Laughs (ou à la rigueur de l'imagination tombant souvent étonnamment juste de l'écrivain), mais je ne pouvais pas davantage expliquer les tournesols poussant entre les planches du perron que j'avais pu expliquer la coupure au dos de ma main. (...)
Je regardai de nouveau le cliché. Trois tournesols s'étaient ouvert un chemin entre les planches du perron. Pas deux, pas quatre, mais trois énormes tournesols avec des têtes comme des projecteurs.
- Exactement comme ceux de mon rêve."
(87)
Plus surprenant encore, il voit d'abord en rêve des aspects de son physique qui ne se révéleront que plus tard, une petite coupure assez récente, juste derrière les articulations. Cette coupure est à "
la main droite, parfois à la main gauche. Je me dis que si c'est un rêve, les détails sont soignés. Toujours cette même idée: si c'est un rêve, les détails sont soignés. C'est l'absolue vérité. Ce sont des détails de romancier... mais dans les rêves, peut-être tout le monde est-il romancier. Comment savoir?" (53)
Quelque temps plus tard, il se découvre réellement une égratignure, sorte de stigmate le marquant de son empreinte, qui "
ne cadrait pas avec le démantèlement précis auquel je m'étais livré sur les rêves de Sara Laughs; ne pouvant lui donner d'explication, je m'efforçai de l'ignorer. Sans beaucoup de succès, à vrai dire; j'étais toujours un écrivain, quelque part, et un écrivain est un type éduqué dans l'art de penser au pire."
Dans le cas présent, il y a de quoi s'inquiéter, puisque cette égratignure ne peut être apparue qu'à la suite d'une singulière attention de puissances obscures. Pour les esprits religieux, les stigmates sont la marque d'un choix divin, qui reproduit sur le corps de certains mystiques les plaies du Christ crucifié. Bien sûr, ici le «stigmate» n'est qu'une égratignure. Mais dans un cas comme celui-là, où ce qui est rêve psychiquement apparaît ensuite physiquement, un psychologue évoquerait l'hystérie6... "Il s'agissait de l'égratignure au dos de ma main. Elle avait figuré dans tous mes rêves, j'en aurais juré... après quoi, elle était vraiment apparue. Ce genre de connerie n'est pas décrit dans les oeuvres du Dr Freud 7; des trucs comme ça, c'est uniquement chez les allumés du paranormal qu'on les trouve. (...)
Une coïncidence, c'est tout, me dis-je. (...) Simple coïncidence... combien de fois t'es-tu égratigné ainsi le dos de la main, au cours de ta vie? N'oublie pas qu'elles sont toujours à s'agiter en première ligne, à croire presque qu'elles cherche les coups... .
Ce raisonnement aurait dû sonner juste, et pourtant, il n'arrivait pas tout à fait à me convaincre. Parce qu'il n'était pas tout à fait juste, peur-être.
C'étaient les gars, dans le sous-sol. Eux, ils n'y croyaient pas. Les p'tits gars du sous-sol n'y croyaient pas du tout."
8 (81)
Puis ses rêves deviennent éprouvants (il se trouve dans le sentier qui mène à Sara Laughts) et semblent mettre en cause l'apparition de sa femme Jo: "
Mais avant que je puisse bouger, la porte de Sara Laughs s'ouvre et une silhouette effrayante en surgit pour s'élancer dans l'obscurité croissante. Humaine, cette silhouette, mais aussi inhumaine. Une forme brouillée, froissée, avec deux manches flottantes tendues vers le ciel. Aucun visage là où il devrait y en avoir un, et cependant elle crie, un son guttural qui rappelle le gémissement du plongeon. Je me rends compte que c'est Johanna. Elle a réussi à s'échapper de son cercueil, mais pas à se débarrasser des replis de son linceul. Elle y est tout empêtrée."
Description classique du fantôme recouvert d'une robe blanche9 flottante ou d'un linceul. Mais, pour corser le récit, ce fantôme est décrit -au conditionnel- comme un mort-vivant, en état de putréfaction: "À quelle hideuse vitesse cette créature se déplace! Elle ne flotte pas à la dérive comme on s'imagine que le font les fantômes, mais se rue vers le perron et l'allée. Pendant tous ces rêves où je restais pétrifié sur place elle a attendu, et à présent que j'ai pu enfin descendre l'allée, elle a l'intention de m'avoir. Je vais hurler lorsqu'elle m'enveloppera dans ses bras de soie, bien sûr, je vais hurler quand je sentirai l'odeur de putréfaction qui monte de sa chair mangée d'asticots et verrai les trous noirs de ses yeux me regardant à travers la toile fine. Je hurlerai et je perdrai définitivement la raison. Je hurlerai mais il n'y a personne ici pour m'entendre. Seuls les plongeons arctiques seront alertés par mes cris. Je suis de retour à Manderley et, cette fois-ci, je n'en repartirai jamais." (68)
L'être fantomatique revient sans cesse dans ses rêves: "
Mon épouse défunte s'y cache et elle se précipite sur moi en en hurlant, encore emmêlée dans son linceul, pour m'attaquer10 . Cinq semaines plus tard et à plus de quatre mille kilomètres de Derry 11, le souvenir de cette chose blanche filant à toute vitesse et de ses manches qui flottaient me fait encore frissonner et regarder par-dessus mon épaule.
Mais était-ce Johanna? Je n'en ai aucune preuve, n'est-ce pas? Le Fantôme était complètement enveloppé dans le linceul. Le cercueil ressemblait à celui dans lequel elle a été enterrée, mais ce pourrait être juste pour me fourvoyer."
(78)

Les manifestations dans la maison.

Mike arrive à Sara Laughs le soir: "Au moment où j'allais toucher l'interrupteur, un enfant se mit à sangloter quelque part dans l'obscurité. Ma main resta pétrifiée et je sentis tout mon corps se glacer. Je ne fus pas pris de panique, pas tout à fait, si ce n'est que je n'arrivais plus à penser rationnellement. J'entendais pleurnicher, des pleurs d'enfant, mais je n'avais aucune Idée d'où cela pouvait venir.
Puis les sanglots allèrent en diminuant - non, ils ne se mirent pas à devenir moins forts, mais ils s'éloignèrent, comme si quelqu'un avait pris l'enfant dans ses bras pour l'entraîner dans un long corridor... bien qu'il n'y en eût pas de semblable à Sara Laughs." (104)

D'autres faits le surprennent, un souffle qui passe dans la pièce, des mots à peine murmurés: "
Je me tournai pour quitter la pièce, lorsqu'une soudaine bouffée d'air frais, phénomène stupéfiant par cette chaleur, me frôla le visage. Pas le corps; seulement le visage. Une sensation tout à fait extraordinaire, comme si deux mains avaient, pendant un bref instant, doucement tapoté mes joues et mon front. En même temps, je crus entendre une sorte de soupir tout contre mon oreille... mais le mot ne convient pas vraiment. Ce fut plutôt un susurrement qui passa devant mes oreilles, comme un message soufflé très vite dans un murmure." Évidemment la pièce parait vide: "Ce fut néanmoins en cet instant que je commençai à croire réellement due je n'étais pas seul à Sara Laughs." (153)
Pour concrétiser les bruits, Mike branche un magnétophone la nuit et l'enregistrement est positif:
"«Oh, Mike», murmura une voix d'un ton affligé, presque endeuillé; je dus me mettre la main sur la bouche pour réprimer un cri. C'était ce que j'avals cru entendre dans le bureau de Johanna, lorsque le courant d'air m'avait effleuré le visage... si ce n'est que les mots, à présent, étaient prononcés juste assez lentement pour que je puisse les distinguer. «Oh, Mike», répéta la voix enregistrée." (160) Le romancier préfère ne pas se livrer à des conjectures concernant cet enregistrement...

L'inventaire des manifestations prendrait de la place, d'autant plus qu'elles se montrent répétitives, mais de plus en plus complètes, quelquefois isolées, quelquefois en synergie. Ce passage peut servir de récapitulatif, avec de nombreux éléments qui s'entremêlent à quelques lignes d'intervalle: la cloche "
Bunter se mit à retentir frénétiquement. (...) La cloche interrompit sa sonnerie. Il y eut un moment de silence, puis un hurlement de femme. Il me parvenait de partout à la fois, jaillissant de l'air ensoleillé dans lequel dansaient les poussières comme de la sueur d'une peau surchauffée. C'était un cri outragé dans lequel il y avait de la colère et du chagrin... mais surtout, je crois, de l'horreur. (...) Le hurlement ne s'acheva jamais: il alla en diminuant, comme les sanglots d'enfant étaient allés en diminuant; à croire qu'on transportait rapidement. La personne qui le poussait le long d'un corridor qui s'éloignait de moi. (...)
Les sanglots reprirent - les sanglots d'un enfant terrifié. Au même instant, ma bouche et mon nez s'emplirent du goût métallique du lac. Je portai la main à ma gorge, m'étouffant, effrayé, puis je me penchai sur l'évier et crachai. Ce fut comme la première fois; au lieu d'expulser une grande gerbe d'eau, il ne sortit qu'un minuscule crachat de ma bouche. L'impression d'avoir de l'eau jusqu'au fond de la gorge disparut comme si elle n'avait jamais existé. (...) Je tendis la main vers la poignée et n'achevai pas mon geste. Les plots magnétiques en forme de fruits et de légumes formaient une fois de plus un cercle. Au milieu, il y avait ceci:

aide le noyé

 

La coupe est pleine, pensai-le. Je fiche le camp d'ici. Tout de suite." (297/8)

Comme le lui signale son gardien: "
«Sara Laughs a toujours été hantée, Mike. Vous les avez réveillés. Vous devriez peut-être repartir pour Derry et les laisser se calmer. Je me demande si ce ne serait pas mieux.» Il se tut un instant, comme s'il se répétait ses deux dernières phrases pour voir s'il était d'accord avec, puis acquiesça. «Ouais, je crois que ce serait la meilleure solution.»" (325) Et cela rend d'autant plus inquiétants les propos de Jo à son frère peu avant son décès que "quand la maison l'avait voulu", elle avait "appelé" Mike. (402)

Fantômes.

À sa voisine qui s'étonne de manifestations semblables dont elle est aussi l'objet, Mike hésite à lui dire ce qui se passe chez lui: "J'ouvris la bouche pour lui dire ce qui était arrivé à Sara Laughs, puis la refermai. J'en étais au point où il me fallait choisir: soit nous nous lancions dans une conversation sur le paranormal, soit nous revenions vers le monde visible. (...)
«Oui, dis-je, les esprits sont sur le point de parler."
(218) Les esprits sont ceux de deux fantômes, liés à Sara Laughs, mais mus par des intentions antagonistes. Car conventionnellement les fantômes sont liés aux lieux où ils ont vécu, et là où un événement significatif s'est produit.

Les fantômes ne sont pas nombreux chez King, moins que les morts-vivants. Pour la grande presse, juré, King fait semblant d'y croire. À la question posée: a-t-il jamais vu un fantôme?, il répond sans se faire prier: "
J'en ai vu un. C'est une vraie histoire de fantômes, mais ce n'est pas une histoire de Stephen King." (Sans entrer dans les détails, en 1984, à une soirée de charité pour le parti Démocrate, Stephen King se rend au premier étage pour aller chercher son manteau et celui de sa femme.) "J'ai réalisé qu'il y avait un homme assis devant la fenêtre, de l'autre côté de la pièce. Alors, j'ai relevé la tête pour mieux le voir. À travers mes lunettes, je voyais un homme de soixante-dix ans, avec des lunettes rondes, portant un costume bleu à rayures. J'ai commencé à sentir que l'homme pensait que je fouillais dans les manteaux pour voler et je me sentais de plus en plus mal à l'aise; alors j'ai dit: «Dieu, c'est difficile de retrouver son manteau dans un tas pareil». Dès que les mots eurent dépassé la barrière de mes lèvres, j'ai réalisé que la chaise était vide - personne n'était assis là. Ma réaction a été de prendre les manteaux et de ne rien dire de cet incident.
Nous avions parcouru la moitié du chemin pour arriver au restaurant où nous devions dîner et, dans mon esprit, je me suis arrêté et je me suis dit : Attends une minute, le mec était la, tu l'as vu. Pourquoi essaies-tu de le nier? Tu n'as jamais détourné les yeux.
J'imagine que cela doit être un phénomène psychique excitant."
12.

La littérature consacrée aux fantômes s'accorde sur un certain nombre de caractéristiques qui forment les «lois du genre». On en a rencontré quelques-unes dans les passages précédents, d'autres apparaîtront maintenant, en même temps que seront notées certaines innovations kingiennes. Les fantômes se voient ou s'entendent. Un exemple de fantômes en conflit, interprété par King sans discrétion et de façon peu orthodoxe (les fantômes sont généralement plus discrets): "
Il y eut un hurlement de protestation, aigu à crever les tympans - il provenait de Sara, cette fois -, j'en étais sûr." (530)
Les fantômes disparaissent subitement et réapparaissent aussi facilement. Ils s'évanouissent souvent sur place, comme de la vapeur, ou bien s'en vont en traversant un mur ou une porte close. Ils peuvent se montrer distinctement, mais ordinairement, ils sont transparents: "
Silhouette indistincte à travers laquelle j'apercevais à présent le lac." (566) ou d'une transparence suspecte: "Je portai mon regard sur les silhouettes vacillantes et translucides, derrière lui, gaze de chairs sur des os brillants. (...) Ils n'étaient pas juste des fantômes, mais des fenêtres aux verres miroitants donnant sur un autre temps." (548)

Dans d'autres cas, ce ne sont que des ombres à l'allure humaine. King utilise plutôt le mode d'apparition des morts-vivants en l'adaptant, comme lorsque Mike a la vision d'un jeune fantôme: "
L'adolescent découvrit ses dents et siffla comme un chat. Ses yeux n'avaient pas de pupilles; comme ceux du petit noyé, ou comme ceux d'une statue, ils étaient entièrement blancs. Et il secouait la téte. Ne viens pas ici, homme blanc. Laisse les morts reposer en paix.
«Mais tu ne reposes pas en paix», dis-je, braquant le rayon de lumière sur lui. J'aperçus brièvement quelque chose de véritablement hideux. Je pouvais voir à travers lui, mais aussi en lui: les restes en putréfaction de la langue dans sa bouche, les yeux dans leurs orbites, la cervelle, gluante comme un oeuf cassé, dans sa boîte crânienne. Puis il disparut, et il n'y eut plus que les tourbillons de poussière."
(531)

Pendant tout le temps où un fantôme est visible, on peut le toucher et il peut le faire
13 . Alors que Mike pense quitter Sara Laugs, un conflit violent se produit entre les fantômes, dans un désordre extraordinaire, dont il subit les effets: "Je fus violemment frappé dans le dos et propulsé en avant par ce qui me fit l'effet d'être un poing gigantesque et mou. Je basculai sur la table...", etc. (444) On le traverser de part en part avec n'importe quel objet sans que cela le dérange.
Ils sont capables d'entrer à la seconde en syntonie mentale avec ceux qui les distinguent. Leur manifestation est presque toujours précédée de la vague sensation d'une présence qui s'empare de vous et vous pousse à vous tourner du côté où se se tient le fantôme; et si ce dernier s'approche, vous sentez un vent glacé passer sur vous: "
Je n'éprouvais plus aucun besoin de me rafraîchir, d'ailleurs, car la température de Sara Laughs venait de dégringoler furieusement.
Ma respiration se mit à former un petit nuage de vapeur, comme par une journée froide de janvier. Une bouffée, deux peut-être, puis il n'y eut plus rien - mais je n'avais pas rêvé et, pendant ce qui dura peut-être cinq secondes, la transpiration dont j'étais couvert me donna l'impression que j'étais enrobé de glace."
(378)
Les apparitions de fantômes peuvent s'accompagner de manifestations acoustiques de diverses natures: coups, bruits de chaînes, gémissements, ricanements caractéristiques, etc . Ainsi des hurlements que Mike entend: "
C'était un cri outragé dans lequel il y avait de la colère et du chagrin... mais surtout, je crois, de l'horreur. (...) L'idée qui me vint à l'esprit, même sur le moment, fut que c'était Johanna que j'avais entendue hurler, que Sara Laughs était hantée par ma femme défunte, et que celle-ci souffrait. Morte ou non, elle souffrait." (297)

Une des caractéristiques les plus courantes des fantômes est leur apparente indifférence à l'égard des vivants qui les observent ou, mieux encore, leur désintérêt flagrant vis-à-vis du milieu dans lequel ils se trouvent. Cette règle comporte un certain nombre d'exceptions. Il y a des cas où le fantôme fait comprendre qu'il voit les personnes présentes, auxquelles il s'adresse intentionnellement par des gestes et des paroles, en prenant part à la conversation en se comportant comme s'il était encore en vie. Des messages verbaux très clairs sont formulés, en suscitant parfois de singuliers dialogues entre êtres de deux mondes: "
Retourne-t'en! Finis ton boulot! Fais ce que tu es venu faire!", adjure le fantôme.
"
Je ne sais pas ce que je suis venu faire.", proteste l'humain. "Et tant que je ne l'aurai pas trouvé, je ne ferai rien." (525) Ces dialogues deviennent nombreux dans la dernière partie de Sac d'os, où les fantômes sont particulièrement actifs et sans cesse que le qui-vive.

Des fantômes actifs.

Différents critères permettent de classer les fantômes en subjectifs et objectifs, en actifs et en passifs. Les premiers sont de simples images mentales visibles pour une seule personne. Ils n'ont donc pas, apparemment du moins de réalité extérieure et rentrent dans la même catégorie que les hallucinations et les rêves. Les amis imaginaires de certains enfants particulièrement sensibles et imaginatifs appartiennent à ce groupe (un exemple kingien serait Tony, que le jeune Danny «voit» dans Shining). Les fantômes objectifs sont vus par plusieurs personnes, comme par Mike et la petite Kyra, auxquels ils transmettent simultanément des sensations: "«ll y a un garçon. Je l'ai vu là. (...) Il était noir comme dans la série rigolote que ze regarde avec Mattie. Y avait d'autres gens noirs. Une dame avec un grand chapeau. Un homme, il avait un pantalon bleu. Les autres, ze les voyais pas bien. Mais ils regardent. Ils nous regardent. Tu les vois pas?»" (514). Autre exemple, qui se passe dans un espace-temps différent, où l'enfant que le père va noyer voit Mike sans que l'adulte le voit14 : "Je crie : Ne fais pas ça! Je sais qu'il est hors de mon pouvoir de changer le cours des choses, mais je le lui crie néanmoins, je tente néanmoins de le changer. Rebelle-toi! Pour l'amour du ciel, rebelle- toi!

« Papa, qui c'est, le monsieur?» demande Carla, me montrant du doigt. (...) Fred regarde dans la direction qu'elle indique et je vois passer sur son visage un spasme de culpabilité. Il sait ce qu'il fait, c'est cela qui est terrible - tout au fond de lui, il sait exactement ce qu'il fait ici. (...) Il le sait, et il a peur que son geste ait un témoin. Mais il ne voit rien." (537)
Les fantômes «passifs» ne se présentent qu'à la suite de techniques d'action utilisées par les hommes qui les appellent pour susciter leur présence, pour communiquer avec eux. Il n'y en a pas dans
Sac d'os. Les «actifs» sont ceux qui se manifestent d'eux-mêmes sans que des hommes les aient appelés ou invoqués. Les raisons de leur retour sont nombreuses, mais la vengeance ou le désir de réparation les motive le plus souvent.

Enfin leur caractéristique est de ne pas être, ou de ne pas pouvoir aller dans un lieu de repos des morts. Ne pouvant passer dans l'au-delà, ils restent en marge de la terre, dans une sorte de monde intermédiaire15, "univers que nous frôlons parfois mais ne voyons jamais vraiment." (513). Dans Sac d'os, King fournit une explication: "Il se peut, parfois, que les fantômes soient des esprits et des désirs vivants, détachés de leur corps, des pulsions qui flottent dans l'air, libres et invisibles. Des fantômes venus du Ça, des spectres des zones intérieures." (263)
Ce qui ne touche pas particulièrement Mike: "
Et alors? me demandai-je. Même si c'était vrai? Les fantômes ne peuvent faire de mal à personne.
C'était du moins ce que je pensais."
(153) Et il se trompe lourdement. Des forces invisibles régissent maintenant sa vie, ainsi que celles de la tentante jeune veuve et de sa jolie petite fille qu'il vient de rencontrer.

2. Fantômes et communication.

L'histoire de Sac d'os peut se résumer à la communication d'un message, ce que ne devine Mike que longtemps après le début du récit: "Johanna avait pu découvrir quelque chose d'angoissant concernant la maison, le lac et peut-être même tout le TR, puis mourir sans avoir eu le temps de me le dire." (403) Cette transmission d'un message aurait pu facilement être faite clairement et décodée entre deux humains sans problèmes autres que, dans le cas présent, l'effarement et le doute concernant son contenu. Mais dans Sac d'os, la communication, qui n'a pu se faire entre humains, doit se faire entre un homme et des fantômes...

Humain et fantôme.

L'épouse de Mike, maintenant décédée et fantomatique, n'a pas su ou pu, de son vivant, délivrer à son mari des informations d'importance vitale. Mais elle a pu cacher des documents capitaux. Morte, elle essaie, avec les moyens limités dont elle dispose dans le monde parallèle de l'au-delà, de donner les informations qui permettront à son époux de retrouver ces documents et de comprendre le mystère qui entoure Sara Laughs. Mais en même temps elle en est empêchée par une autre puissance de son univers parallèle dont la volonté est que ces documents ne soient pas retrouvés.
Pour Mike, le récepteur vivant, les données resteront longtemps brouillées. Au début de sa recherche, il ne dispose que de peu d'éléments, plus déroutants que véritablement informateurs, qui posent des questions plutôt qu'apporter des réponses. Les composants fragmentaires qui lui sont peu à peu délivrés ne font que le déconcerter. D'autant plus, que pour utiliser les termes de la théorie de l'information, il y a du «bruit», des éléments perturbateurs dans la transmission du message (lettres manquantes dans les messages incomplets écrits sur la porte des réfrigérateurs, influences psychiques contradictoires, résistance psychologique de sa part à ce qui apparaît tout à fait anormal). Non seulement les messages sont brouillés dans leur signification, mais ils sont en plus codés pour décourager la curiosité maligne de l'adversaire. Face à ces messages obscurs dont le sens se dérobe, Mike, le romancier, est aidé par sa facilité a accepté l'impensable
16. Il a beaucoup d'imagination, sa mentalité n'est pas totalement rationnelle17 et il admet facilement les manifestations surnaturelles. Mais il éprouve des difficultés à comprendre la stratégie de communication de ses interlocuteurs. Mais Mike n'est pas le seul à recevoir ces informations. Il a rencontré par hasard Kyra, petite fille de trois ans de la ravissante jeune veuve Mattie, que Mike se met à fréquenter. Kyra est, comme l'enfant que Mike aurait dû avoir si sa femme n'était morte. Car elle est la dernière descendante maintenant d'individus criminels poursuivis par une puissance particulière depuis le début du siècle.
Mike se trouve rassuré par le fait que Kyra, second récepteur, reçoit des informations semblables aux siennes, vérifiées par sa mère Mattie. Ne sachant pas les décoder, Kyra ne peut les comprendre, mais au moins le romancier est-il certain de ne pas perdre la tête... Ce qu'il découvre à Sara Laughs ressemble à ce que constate Mattie, la mère de Kyra, dans sa caravane: "
Je me suis réveillée plusieurs fois dans la nuit, ces temps derniers, certaine de ne pas être seule dans ma chambre. Une fois, j'étais même sûre de ne pas être seule dans mon lit. Ce n'est parfois qu'une sensation, parfois, comme un mal de tête qui serait dans les nerfs, mais à d'autres moments j'ai l'impression d'entendre murmurer, ou pleurer. J'ai fait un gâteau, un soir - il y a environ deux semaines - et j'ai oublié de ranger la farine. Le lendemain, le pot était renversé, la farine répandue sur le comptoir. Une main avait écrit hello dedans." (217)

Les canaux.

Les canaux utilisés par King sont divers, et ne seront examinés que ceux qui présentent une certaine originalité. Bien sûr est pratiqué l'équivalent de l'usage du guéridon, souvent utilisé au XIXè pour obtenir une réponse des esprits. On entrerait ainsi en communication avec une entité par le biais de coups frappés en réponse à des questions, la première étant évidemment: si tu es là, frappe un coup... On établirait ainsi une sorte de code alphabétique avec un esprit qui s'exprimerait en disant «Oui, non, je ne sais», etc. grâce à un nombre préalablement défini de coups. On peut même faire dire des phrases courtes par ce procédé. On trouve donc la définition du code (182) et divers objets (pendule) ou êtres (corbeau) répondant par leur cri, leur sonnerie ou divers moyens, en plus des coups de poing dans les murs...
King intègre aussi l'écriture semi-automatique: "
Je fus saisi au poignet par quelque chose de chaud à la consistance d'oreiller. Ma main, propulsée en avant, atterrit brutalement sur le bloc-notes. Je la vis le tripoter avec maladresse, à la recherche d'une page blanche, puis attraper le crayon posé à côté. Elle s'en saisit comme d'une dague et quelque chose se mit à écrire par ce truchement, non pas en guidant ma main, mais en la violant.(...)
J'avais quasiment atteint le bas de la page lorsque le froid tomba, ce froid extérieur qui était comme une averse de grésil en janvier. (...)
Il y eut aussi un étrange double pop! comme si deux bouchons de champagne venaient de sauter. Puis ce fut terminé. J'étais de nouveau seul." (444) Au cours de cette lutte entre fantôme glacé et fantôme chaud, Mike a eut le temps de griffonner quelques mots, en une sorte d'écriture automatique: aide-la, ne pars pas.

La télépathie et la clairvoyance sont bien sûr présentes. Entre Mike et Mattie, qui, par exemple, décrochent leur téléphone en même temps: "
Mais combien de fois, me demandai-je, cela se produit-il lorsque la personne qui vous appelle est précisément celle que vous vous proposiez d'appeler? Phénomène paranormal, ou numéro de music-hall? D'une manière ou d'une autre, cela paraissait presque magique." (207) On constatera en temps utile que les vieux de la ville communiquent ainsi entre eux, sans s'en rendre compte, sur les faits concernant l'histoire de Sara: "La conscience collective au niveau d'une ville, cela existe. (...) Et là où se trouve une conscience, n'est-il pas vraisemblable qu'il y ait aussi un subconscient? De plus, si Kyra et moi pouvions faire le bon vieux coup de la télépathie, pourquoi d'autres personnes du TR n'auraient-elles pas pu le faire, éventuellement à leur insu?" (437) Et la télépathie entre époux se montrera bien utile pour la conclusion de l'affaire (565).

La clairvoyance est venue à Mike inopinément, et il la pratique sans problème. Un exemple spectaculaire: "
Je traçai de petits gribouillis sur le carnet de sténo que je garde toujours à portée de la main, pour y prendre mes notes." Il dessine, écrit des noms, des signes. Puis à un moment le mécanisme se déclenche: "Je dessinai un petit téléphone, avec au-dessus une bulle dans laquelle j'inscrivis D-R-R-R-RING! A peine avais-je terminé que le téléphone sans fil sonna. Il était posé sur ]e garde-fou de la terrasse. J'encerclai MATTIE et décrochai.
«Mike?» Elle paraissait excitée. Heureuse. Soulagée.
«Ouais. Comment ça va?
- Sensationnel!»
J'encerclai L.B. sur le bloc-notes.
«Lindy Briggs vient de m'appeler. Je raccroche à l'instant."
(428) Et ainsi de suite, jusqu'à ce que Mike ait barré les éléments qu'il avait machinalement écrits sur son papier et qui prévoyaient, mais sans ordre logique apparent, la suite des événements. La petite Kyra possède le même don, évidemment. Ainsi Mattie lui communique un message incompréhensible qui était sur son frigo pour que Mike le déchiffre parce qu'il fait des mots croisés: "Avais-je dit à Kyra que je faisais des mots croisés? J'étais presque certain que non. Sûr et certain, même." (394)

Mais la place la plus grande est consacrée aux rêves. Certains sont très longs (l'un d'entre eux fait neuf pages,
244-252) donnent des détails sur les événements passés et sont, par certains aspects, prémonitoires. Par exemple Mike, à la suite d'un rêve, découvre sa baignoire pleine d'eau (255): aurait-il agi ainsi dans un moment de somnambulisme? Ce n'est que plusieurs centaines de pages plus loin que le lecteur saura à qui était destinée l'eau de la baignoire...
Kyra a fait partiellement de son côté les mêmes rêves, dont elle peut évoquer avec Mike les péripéties: "
«Ze t'ai attrapé à la foire, Mike! (...) Tu y étais aussi, toi. (...) On a vu les danseuses-serpents... le poteau avec la closse, en haut... on est entrés dans la maison des revenants... t'es tombé dans le tonneau ! C'était pas un rêve,... si? (...)
«Il vaut mieux ne pas trop parler de ce rêve, je crois, ni à maman ni à personne d'autre - sauf à moi. (...) C'est pareil avec les bonshommes du réfrigérateur, d'accord?»" (431)
Certains de ces rêves sont d'une grande qualité littéraire, et éprouvants émotionnellement. Mais les éléments vraiment originaux de la communication dans
Sac d'os sont la formation de mots avec des plots sur les portes des réfrigérateurs de Mike et de Kyra, et le roman écrit par Mike dès son arrivée.

Plots magnétiques.

L'écriture directe rentre dans la catégorie des phénomènes psychokinétiques et se produit sans l'intervention physique des participants. D'après les tenants du spiritisme, on trouve des mots ou des signes écrits sur des feuilles que personne n'a touchées; ou un crayon se met à écrire tout seul sur une feuille de papier. Bien d'autres manifestations d'écriture directe ont été décrites. La trouvaille de King est intéressante: il y a des plots magnétiques sur tous les réfrigérateurs, et son idée a été de les utiliser pour faire passer des messages, limités évidemment au nombre de lettres utilisables. "Il y avait bien quatre douzaines de plots magnétiques éparpillés au hasard sur la porte, représentant des fruits, des lettres et des chiffres, et même une bonne sélection des raisins de Californie - éparpillés au hasard? Plus maintenant. Ils étaient disposés en cercle sur la porte du réfrigérateur. Quelqu'un était venu ici. Quelqu'un était entré et avait...
... redisposé les plots magnétiques? Dans ce cas, mon voleur avait sérieusement besoin de consulter un psy. J'en touchai un, prudemment, du bout du doigt. Puis, soudain en colère contre moi-même, je les éparpillai de nouveau, avec si peu de ménagement que deux ou trois tombèrent sur le sol."
(159)
Mais surtout l'usage des plots aux lettres insuffisantes permettra de développer un suspense particulier: "
J'entrai dans la cuisine et tendis déjà la main vers le frigo lorsque je me pétrifiai. Les plots magnétiques étaient de nouveau disposés en cercle, mais, cette fois-ci, avec quatre lettres et un chiffre alignés au milieu. Et formant un unique mot approximatif:

hel10

Il se passait quelque chose, ici. même dans la grande lumière du jour, je n'éprouvais pas le moindre doute là-dessus, j'avais voulu savoir si j'étais en sécurité à Sara Laughs et avais eu droit à une réponse ambiguë... mals cela ne faisait rien. (...) C'était ici que les choses devaient être réglées. Cela aussi, je le savais.
«Hello, dis-je, ouvrant le frigo pour y prendre un soda. Qui que tu sois ou quoi que tu sois, hello.»"
(186)
Manifestement, le fantôme manque de lettres et Mike doit en acheter: "
Deux jeux de consonnes et de voyelles, plus un supplément de voyelles. J'en pris deux paquets, puis, réflexion faite, un troisième..." (209)

Et curieusement, le même phénomène se produit dans la caravane de Mattie, avec ce que Kyra appelle ses "bonshommes": " Mattie la suivit des yeux, puis se tourna vers moi. "«Je n'ai jamais parlé à personne des bonshommes du frigéateur de Ki. Elle non plus, jusqu'à aujourd'hui. Ce n'est pas de bonshommes qu'il s'agit, simplement du fait que les lettres ont l'air de se déplacer d'elles-mêmes, comme dans ce jeu de divination, le Ouija 18.
- Est-ce qu'elles forment des mots?» (...)
«Pas toujours, mais des fois... La plupart du temps, en réalité. Ki dit que c'est le courrier des bonshommes dans le réfrigérateur.» Elle sourit, mais il y avait un peu d'angoisse dans ses yeux. «Est-ce que ce serait des lettres magnétiques spéciales, d'après vous? Ou bien y aurait-il un esprit malin genre Poltergeist 19 qui hanterait le lac?»" (385)


Des messages particuliers peuvent être ainsi communiqués de Mattie à Mike, parvenus à un domicile différent pour échapper ainsi à la vigilance de l'adversaire. Et les plots porteurs d'information donneront l'occasion d'une belle bataille entre les deux fantômes, celui qui veut faire passer le message et celui qui veut le brouiller...

Le tapuscrit.

Divers indices ont montré à Mike qu'il est attendu à son chalet: la machine à écrire est prête pour taper son prochain livre (155), l'inspiration lui vient sans problème alors qu'il était en panne d'écriture depuis quatre ans (257), les pages s'additionnent, comme avant. Jusqu'au jour où, brusquement, son travail s'arrête et que Mike se rende compte qu'il n'a fait que remplir une tâche qui lui avait été fixée, commençant à écrire au moment voulu par une puissances, s'arrêtant le jour où ses objectifs étaient atteints.Son épouse continue à lui transmettre ses messages: "Une voix soupira, dans la pièce faiblement éclairée. Des mots que je ne pus distinguer. Mais quelle importance? Quel intérêt pouvait avoir une manifestation d'air chaud en provenance du Grand Au-Delà?

Le tonnerre gronda et la voix soupira de nouveau. Cette fois- ci, au moment où le générateur calait et où les lumières s'éteignaient, un mot me parvint clairement:
Dix-neuf."
(521) Ce chiffre renvoie à une page du tapuscrit. Il se rend alors compte que son texte est codé: "Ma femme me passant des messages dans le dos des gardiens, priant avec tout son vaste coeur pour que je voie et comprenne." (523) Le contenu de son texte, ainsi que la disposition de ses lignes, délivrent le même message: "Hibou sous atelier. C'était partout, sur chaque page." (523)
En effet, les premiers des caractères de chaque ligne de certaines pages donnent verticalement le même message: hibou sous atelier. Car Jo a acheté deux hiboux en plastique, capables selon les croyances indiennes de chasser les mauvais esprits
(522). L'un d'eux recèle des informations précieuses pour la suite de l'histoire.

Il serait trop long de résumer le récit, et inutile pour le lecteur qui la connait: le viol et le meurtre raciste d'une chanteuse noire, l'assassinat par noyade de son fils sous ses yeux avant sa mort,et enfin un second meurtre d'enfant, celui du fils d'un des musiciens noirs de son orchestre. Cela dans un climat de xénophobie suscitée paradoxalement par un nordiste revenu vainqueur de la guerre de Sécession contre les Sudistes... C'est la vengeance que veut Sara, la chanteuse noire qui a donné son nom au chalet du couple Nooman. Et depuis, la malédiction les poursuit et ne s'arrêtera que quand le dernier rejeton de la petite bande criminelle qui a agressé Sara et son fils auront péri de mort violente, noyés soit dans le lac, soit par un autre moyen. De là l'explication du flux d'eau qui surgit de temps en temps dans la gorge de Mike.
C'est le destin que Jo veut révéler à Mike: il est un descendant des assassins de Sara et de son fils. Tout enfant éventuel dont il serait le père serait menacé s'il ne mettait pas bon ordre à la situation. Et ce faisant, il éviterait aussi la mort de Kyra, la dernière survivante.

3. Fantômes en lutte.

"J'ai le sentiment que l'existence des maisons se déroule selon un mode d'écoulement du temps différent de celui de leurs propriétaires; un temps plus lent. Dans une maison, en particulier une maison ancienne, le passé est plus proche." (109) À Sara Laughs coexistent en effet deux espaces-temps: celui du début du siècle et le passé récent. Chacun est occupé par son fantôme, qui coexistent avec des intentions particulières antagonistes.
Le premier combat se livre pour la mise en circulation des informations qui permettront à Mike de régler le problème. Par le canal matériel le plus visible, les plots qui se déplacent sur le réfrigérateur pour former un message: "
Cela ne dura qu'une seconde. Une présence, démesurée mais invisible, me frôla comme un obus. (...) Lettres, fruits et légumes magnétiques se mirent à sauter du frigo et à pleuvoir dans la cuisine. Pendant quelques instants, l'explosion de violence à l'origine de cet éparpillement emplit l'air au point que j'arrivais presque à la sentir, comme l'odeur de la poudre à canon.
Puis quelque chose céda devant cette tempête et s'éloigna avec un soupir, un murmure mélancolique que j'avais déjà entendu: Oh, Mike... Oh, Mike... La même voix que celle qu'avait enregistrée le magnétophone, et si je n'en avais pas été sûr alors, je l'étais maintenant: la voix de Johanna. Mais l'autre? Qui était l'autre? Et pourquoi avait-il dispersé les lettres?

Johanna avait voulu que je sache. Quelque chose d'autre ne l'avait pas voulu. Quelque chose m'avait frôlé comme l'homme-obus de la foire, essayant de disperser les lettres avant que j'aie le temps de lire le message." (378)

King réussit brillamment à représenter le combat de ces êtres impalpables dans notre univers, mais qui pourraient se battre et souffrit dans le monde parallèle qu'il imagine: les voix sont étouffées, paraissent sortir d'un tunnel, l'air réagit comme lors d'un passage supersonique. Dans l'atelier de Johanna, "
je sentais des forces monter en puissance, des présences se rassembler. (...) Le vent se mit à souffler, un vent froid, bientôt rejoint par un autre, chaud celui-ci, presque brûlant, pour former un cyclone. La valse folle vint tourbillonner autour de mol comme une réplique de la tempête qui se déchaînait toujours à l'extérieur. (...) Le bruit de l'air en mouvement se mit alors - comment exprimer cela? - à se concentrer, en quelque sorte, à se ramasser sur lui-même pour devenir un bruit de voix, des voix haletantes, des voix d'outre-tombe pleines de fureur. Elles auraient hurlé si elles avaient eu des poumons. (...) Un bref instant, j'entendis Sara qui grondait de sa voix rauque de fumeuse : Barre-toi, salope! Barre-toi, j'te dis! Ce truc-là ne te regarde... Puis il y eut un étrange bruit sourd, mais sans substance, comme si de l'air venait d'entrer en collision avec de l'air. Il fut suivi d'un cri - poussé, aurait-on dit, à l'intérieur d'un tunnel de soufflerie - que je reconnus; je l'avais entendu au milieu de la nuit, Johanna hurlait. Sara lui faisait mal, Sara la punissait parce qu'elle intervenait, et Johanna hurlait." (528)
Pris dans cette lutte, Mike réagit comme il peut, plutôt porté par les évènements que les devançant: "
J'avais la conviction que nous ne pourrions pas quitter le TR, tous les trois, tant que toute cette histoire ne serait pas terminée... Je commençais à avoir mon idée du moment où la question serait réglée. Une tempête approchait. Un gros orage d'été, voire même une tornade." (454)

Divers événements ont lieu, qui amènent l'assassinat de Mattie. Mike a maintenant la garde de l'enfant et revient à Sara Laughs avec Kyra, pour tomber "
dans la zone" (499), sous son l'emprise de Sara sans s'en rendre compte. Il donne un somnifère à Kyra et on peut se poser des questions sur ses intentions: "J'allai dans la salle de bains remplir la baignoire, comme je l'avais remplie une fois dans mon sommeil. Elle dormirait pendant tout ce temps. J'espérais obtenir suffisamment d' eau chaude avant que le générateur ne tombe définitivement en panne. (...) Je n'avais que des rasoirs jetables; insuffisants, pour la tâche que j'avais à accomplir. Pas assez efficaces. L'un des couteaux de cuisine ferait l'affaire, cependant. En remplissant la baignoire d'eau suffisamment chaude, je ne sentirais rien du tout. La lettre T tracée sur chaque bras, la barre supérieure en travers des poignets...
Un instant, je sortis de la zone. Une voix - la mienne, mais s'exprimant comme si elle combinait celle de Johanna et de Mattie s'écria: Mais à quoi veux-tu en venir? Oh, Mike, au nom du ciel à quoi penses-tu?"
(519)

Au moment où il comprend le code -et le message- du tapuscrit, Sara veut prévenir ses intentions en le détruisant: "Une violente rafale d'un air glacé m'arracha les pages des mains et les dispersa dans toute la pièce. (...) Non! cria la chose quand je soulevai la lanterne. Non, finis le travail! (...) Tu n'as rien à faire à t'occuper de hiboux, mon mignon! Retourne-t'en! Finis ton boulot! Fais ce que tu es venu faire!" (524)
Mike parait alors un moment sous l'emprise de Sara et comprend la crainte de sa femme à l'encontre de la malédiction, qui les poursuivra lui aussi, avec l'enfant qu'elle porte: "Raison pour laquelle, au début, Johanna avait cherché à me tenir éloigné du TR-90 et de Sara Laughs. Raison pour laquelle elle ne m'avait pas parlé de son éventuelle grossesse, aussi. C'était comme si elle avait découvert un vampire dissimulé en moi, une créature qui se moquait bien de ce qui n'était pour elle que baratin et moralité de pacotille. Une créature qui n'avait qu'un désir, que je conduise Kyra dans la salle de bains, où je la plongerais dans la baignoire et la maintiendrais sous l'eau. (...) Une créature, en mot, qui n'avait qu'un désir, payer l'ultime traite de cette vieille dette.
«Mon Dieu, marmonnai-je, me passant une main tremblante sur la figure. Elle connaît tellement de tours... Et elle est tellement forte, la salope!»"
(543)
Les exigences de revenant de Sara sont élémentaires: "« Combien en as~tu eu? lui demandai-je. Combien, en plus de Carla Dean, de Kerry Auster et de notre petite Kia 20? Deux? Trois ? Cinq ? Combien t'en faudra-t-il, avant que tu trouves le repos? Il me les faut tous! fut la réplique." (544)

4. Un monde parallèle.

Les spirites n'arrivent évidemment pas à s'entendre pour préciser dans quel univers parallèle vivent les fantômes, comment ils évoluent, et quelles sont les lois qui les régissent. King peut donc développer à son aise une idée qui lui est familière, l'existence d'un champ de forces particulier, appliquée déjà à propos de Derry.

Les lignes de forces.

Un champ magnétique est composé de lignes de forces. Un tel champ de forces enveloppe ainsi notre globe, pris dans une sorte de filet d'énergie invisible. Oberto Ariaudi, fondateur du Centre de recherches et d'informations parapsychologiques Horus, parle de "lignes synchroniques" qui, sont des "courants, des fleuves où ne s'écoulent ni air, ni eau, mais des substances beaucoup plus subtiles, des énergies difficilement mesurables. (...) Les lignes synchroniques sont capables de conserver une quantité infinie de connaissances, comme si elles constituaient la bibliothèque tout ce qui a été pensé et organisé au niveau de l'esprit..." 21
La rue le long du lac est ainsi "
la voie principale de communication, le câble primaire d'un réseau qui court sous tout le secteur. J'avais senti la présence de ces câbles depuis le début; même lorsque Johanna était en vie, je les avais devinés, sous la surface, et ici se trouve leur point d'origine." (548) On se rappellera que le lac s'appelle Dark Score Lake22... D'après certains spirites, les lieux de culte et les temples se dressaient sur un croisement spécifique de lignes de ce type, pour permettre aux prêtres de manipuler les forces liées aux diverses divinités et entités terrestres...
Cette idée d'un champ de forces est rappelée de nombreuses fois, généralement sous l'appellation imagée de liaisons invisibles: "
Il me vint à l'esprit une image de câbles invisibles courant sous la surface du sol, dans le TR, s'étendant dans toutes les directions, invisibles mais très puissants." (234) ou "Puis me vint à l'esprit l'image du TR sillonné de câbles invisibles, de connexions secrètes mais aussi solides que de l'acier." (305)
Les petites villes, plus que d'autres, seraient déterminées par ces structures: "
«Dans les petites villes, les choses sont plus ou moins reliées, sous la surface... »
Oui, comme des câbles qu'on n'arrive pas à distinguer nettement.
«... et le passé meurt lentement.»"
(320) 23

Les vieux du coin, influencés par ce réseau, sont au courant: "
«Pour le salut de votre âme, faites machine arrière et laissez les choses aller leur cours. C'est de toute façon ce qui arrivera, que vous.le vous le vouliez ou non. Ce fleuve-là est presque arrivé à la mer; ni vous ni vos semblables ne pourront y faire barrage. Laissez tomber, Mike. Pour l'amour du Christ»" (441) Mike ne veut pas les écouter et finit par se trouver dans la «zone»: "J'étais dans le monde de Sara, non dans le mien, et encore, seulement à ses marges: chaque pas qui me rapprochait de la rue et du lac le rapprocherait du coeur de cet univers, où le temps était sans consistance et où régnaient les esprits. Mon Dieu, que s'était-il produit pour provoquer cela?" (525)

Dans la zone.

Les fantômes viendraient d'un autre endroit d'où ils disparaîtraient par conséquent simultanément, pour y retourner leur affaire faite. On aurait donc affaire à un mystérieux déplacement d'une matière d'une place à une autre, une sorte d'inexplicable transfert d'un monde parallèle au notre, où les distinctions de temps et de continuité qui sont les nôtres n'auraient pas court. C'est la situation dans laquelle va se trouver Mike, qui, bien que vivant, passera d'une époque et d'un espace à l'autre, tantôt acteur, tantôt spectateur, passage signalé typographiquement par l'utilisation de l'italique, procédé déjà utilisé (et notamment systématiquement dans Ça).
Il est passé une première fois, brièvement, par un renversement intéressant, dans ce monde -réel ou imaginé?- où Mike est le fantôme. Fantôme sans action directe possible, qui ne parvient pas à sauver une autre petite fille, Kia
24, qu'un père, victime de la vengeance, va noyer dans un moment d'aberration. C'est une histoire passée dans ce monde qui est le nôtre, mais revécue par Mike qui, dans la position du fantôme, ne peut pas intervenir: "J'oublie que je suis un fantôme. Je crie: «Kia! Tiens bon, Ki!» Je plonge. Je l'atteins, je vois son visage terrorisé, ses yeux bleus exorbités, son bouton de rose de bouche d'où un chapelet de bulles argentées monte vers la surface, vers Fred qui a encore pied mais tout juste et qui la maintient sous l'eau tout en se répétant sans fin qu'il essaie de la sauver, que c'est la seule façon. Je tente vainement d'attraper l'enfant (...) et à chaque fois mes bras passent à travers elle. Pire, oh, bien pire encore, c'est elle qui me tend maintenant les bras, ses petits bras à fossettes flottent vers moi, appelant à l'aide, suppliant. Ses mains se mêlent aux miennes. Nous ne pouvons nous toucher, parce que c'est moi qui suis le fantôme, cette fois, je suis le fantôme et, tandis qu'elle s'affaiblit, je me rends compte que je ne peut pas, oh, je ne peux
pas respirer - je me noyais."
(539) Retour à notre monde.

Le chapitre 28 est entièrement consacré à de tels passages. Sur le chemin du lac, Mike rencontre les fantômes, les anciens agresseurs de Sara et de son fils: "Pas question de passer, dit Devory, levant les deux mains. (...) Vous n'êtes pas de ce monde. Ce monde est le nôtre.»
Je m'arrêtai et l'examinai avec curiosité."
(547) De même qu'il a vu, à une autre époque, la noyade de la petite Kia par son père, descendant maudit, il assistera, témoin impuissant, à ce qui s'est passé en 1901. Ce qui lui permettra -et le lecteur avec lui!- de comprendre ce qui s'est passé et ce que sa femme avait essayé de lui révéler. Et aussi de mettre fin à la malédiction, en détruisant les ossements des victimes, puisqu'il sait maintenant où ils se trouvent.

L'énergie des fantômes.

Les vieux du TR-90 se sont rendus en voiture à proximité de Sara Laughs où se passent ces événements. Mike comprend pourquoi, ils servent de réservoir d'énergie: "Les vieux ne bougeaient pas, ne disaient rien. Des vieux qui étaient dans la zone, exactement comme moi. Des vieux qui envoyaient leurs vibrations.
Elle y puisait ses forces. Elle les leur volait.
(...) Bon nombre des manifestations dont j'avais été victime depuis mon retour avaient vraisemblablement été créées à partir de mon énergie psychique." (527)
Ce procédé de vampirisme psychique a été plusieurs fois utilisé par King, systématiquement dans Insomnie et Les Régulateurs. Dans Sac d'os, il est plus discret. Évidemment la femme procède de même avec lui: "Johanna hurla de nouveau, de colère plus que de peur, cette fois, et je battis maladroitement en retraite vers la porte fermée avec le sentiment d'avoir été vidé de toute énergie. Sara n'était pas la seule, apparemment, à savoir s'emparer de la force des vivants." (530) Ou à un autre moment lorsque sa femme se matérialise: "J'éprouvais une curieuse sensation de me vider à hauteur de la nuque et crus comprendre pourquoi." (560)Cette énergie est utilisée en retour pour exercer un contrôle psychique sur l'esprit des humains
Avantage pour le revenant, son influence psychique peut s'exercer sur les humains. Mike ressent la tentation de noyer dans la baignoire Kyra, elle aussi poursuivie par la vengeance d'outre-tombe de Sara. Au point de voir l'esprit du fantôme se confondre avec le sien, dans le même recherche de vengeance, alors que pour lui elle n'a aucune raison d'être. Quand il lui demande à quel moment elle trouvera le repos, c'est par sa voix que la réponse passe: "
Il me les faut tous! fut la réplique qui me vint instantanément. Et pas seulement avec la voix de Sara, mais aussi avec la mienne. Elle était entrée en moi, elle s'était faufilée par le sous-sol comme un voleur... et déjà je me disais que même si la baignoire était vide et la pompe temporairement hors d'usage, il restait toujours le lac.
Évidemment. Cela seul la satisferait. Jusque-là, il n'y aurait aucun repos pour Sara Laughs.
«Je t'aiderai à trouver la paix de l'âme, dis-je. Je te le promets.»"
(544)

Les extérieurs.

Le monde intermédiaire où vivent les fantômes subit, suggère King, d'autres intrusions.
Sara devient "
l'hallucination d'un dément qui se serait matérialisée, une chose monstrueuse d'un noir verdâtre glissant à chaque pas qu'elle tentait de faire sur la Rue. (...) La fiancée de Frankenstein sculptée par Picasso, telle apparaissait la créature qui en était issue; le visage de Sara, au milieu, se dissolvait et se recomposait, se dissolvait et se recomposait.
La Forme, pensai-je.
(...) L'entité qui n'avait eu jusqu'ici qu'une vague ressemblance avec une femme jeta complètement son masque. Une chose élémentaire et grotesquement inhumaine commença à se former dam ce maelström et bondit sur ma femme." (560) Jo lui explique ce qui vient de se passer et elle donne l'impression de connaître ce dont il s'agit: "Ce n'est plus elle, plus du tout elle. Elle s'est laissé envahir par l'un des Extérieurs et ils sont très dangereux." Et Mike a l'occasion de s'en rendre compte: "La Forme laissait échapper des hurlements de fureur, ma femme des hurlements de douleur. Sara avait renoncé à une partie de son moi désincarné pour assouvir sa vengeance, s'était laissé envahir par quelque chose que Johanna avait appelé !'Extérieur. Je n'avais aucune idée de ce que c'était préférais toujours rester dans l'ignorance. Sara lui servait de vecteur, j'avais au moins compris cela. Et si je parvenais à régler son cas à temps..." (561)
Peut-être cette «forme» qu'ont entrevue certains personnages dans les monstres (
Ça, Insomnie ou ailleurs) finira-t-elle par prendre des aspects résolument lovecraftiens?

En conclusion.

Ce roman classique du genre gothique, qui reprend la lutte entre les forces du bien et celles du mal, ne comporte pas, contrairement à ce que pratique généralement King, de références à Dieu ou à d'autres puissances, comme dans
Fléau ou Désolation. Mais l'appel à Vénus, déesse de l'amour, ou l'étoile du berger, est constant: c'est que d'abord ce roman est un roman d'amour.

Des quatre parties qui le composent - la vie flottante d'un écrivain en panne d'inspiration, une vie conjugale de rêve, la lutte juridique pour la garde d'une petite fille qu'un grand-père horrible veut arracher à la mère et la lutte entre deux entités pour sauver ou détruire cette petite fille-, les deux premières sont indiscutablement les meilleures, et les plus tendres25, en ce qui concerne l'amour conjugal, et les plus pertinentes -mezza voce- en ce qui concerne les milieux de l'édition. La partie juridique ne présente ni intérêt, ni suspense réel. Celle consacrée aux puissances cachées du monde parallèle des fantômes, objet de cet article, comporte de grands moments d'intensité et plusieurs trouvailles. La première vraie histoire de fantôme de King est indiscutablement réussie. Il n'a pas esquivé les difficultés, alors que la plupart des histoires de fantômes sont décevantes. Dans un jeu de fiction pure, comme le conflit entre fantômes et leur coopération ou leur hostilité à l'égards d'humains, encore faut-il que le jeu conserve de l'intérêt. Il est difficile au lecteur d'accepter que le fantôme qui l'avait fait frémir n'était qu'un comparse, ou un fantôme d'opérette, pour la figuration. Ce n'est pas le cas ici et les deux images de Sara et de Jo resteront dans nos mémoires.

Bien sûr, à son habitude, King ne sait pas éviter les excès (encore qu'ils soient moins nombreux que d'habitude). Plusieurs passages ne mènent nulle part, et ne figurent à leur place que pour susciter des émotions sans perspectives26. Dans un roman aussi remarquable que celui-ci, le roman -encore bien gros- aurait beaucoup gagné en puissance et en efficacité. Mais est-il bien utile de demander à King de renoncer à ses manies?

notes :

1 La Grande Anthologie du fantastique, vol. 2, article Des monstres aux fantômes, pp. 907/935.

2 La croyance aux fantômes infère la conviction que l'âme survit au corps et peut communiquer avec les vivants tant qu'elle n'a pas trouvé le repos. Cette croyance est ancienne: c'est l'image, l'apparence du défunt, ce qu'on appelait l'ame, le souffle vital, le ka égyptien, qui sort du corps au moment de la mort.

3 Un des quelques clins d'oeil de King: Sara Laughs, la résidence d'été de Mike Nooman, est à Dark Score Lake, l'endroit où Jessie Burlingame se trouvait lors de l'éclipse dans Jessie.

4 L'américaine Shirley Jackson (1919-1965) a connu la notoriété avec La Maison Hantée (The Haunting of Hill House, 1959, Pocket 9092) que Robert Wise a adapté pour le cinéma sous le titre de Nous avons toujours habité le château (Whe Have Always Lived in the Castle, 1962).

5 Écrivain britannique (né en 1943). James Herbert est, avec Clive Barker, un auteur majeur du fantastique anglais contemporain. Outre sa trilogie sur les rats, il a repris les thèmes du fantôme (Le Survivant, The Survivor, 1976, Pocket 9036) et de la maison hantée (Dis-moi qui tu hantes, Haunted, 1988, Pocket 9083), un rares romans du genre capable de rivaliser avec La Maison Hantée de Shirley Jackson et La Maison des damnés de Richard Matheson (né en 1926).

6 Classiquement, l'hystérie est une névrose (étudiée par Charcot, fin du XIXè). Mais l'hystérie est beaucoup pIus et aussi autre chose qu'une névrose. C' est un langage symbolique, extrêmement archaïque, par le moyen duquel l'hystérique exprime, sur le plan des viscères, des muscles, de la peau, etc., ses confiits affectifs intériorisés dans l'inconscient.

7 Mais si! Par exemple cette citation de son article Sur les mécanismes de l'hystérie (Über den psychischen Mechanismus hysterischer Phänomene, 1893): "Il y a une complète analogie entre la paralysie traumatique et l'hystérie commune, non traumatique. La seule différence est que dans le premier cas un traumatisme majeur a été opérant, tandis que dans le second, c'est rarement un seul événement majeur qui doit être signalé, mais plutôt une série d'impressions affectives. (...) Ce qui produit le résultat n'est pas le facteur mécanique, mais l'affect d'effroi, le traumatisme psychique."

8 Les lecteurs ont remarqué que, pratiquement dans tous les romans de King, quand le personnage pense ou agit, une deuxième voix -parfois une troisième- vient se superposer, interférer pour influencer la décision. King explique cette façon de procéder au travers le cas de Mike, le sien évidemment: "J'entends des voix dans ma tête et j'en ai toujours entendu, d'aussi longtemps que je me souvienne. J'ignore si cela fait partie ou non de l'équipement dont doit être doté tout bon écrivain; je n'ai jamais posé la question à un confrère. Je n'en ai jamais ressenti le besoin, car je sais que toutes ces voix ne sont que des versions différentes de moi-même." (109) Dans le cas présent, les voix des "p'tits gars du sous-sol" imagent l'expression des réactions instinctives, par opposition à la rationalité.

9 D'après les explications fournies par certains spirites, la robe blanche traduit l'accession de l'âme du défunt à un stade supérieur de spiritualité. (Les fantômes nus n'existent nullepart! Auraient-ils encore de la pudeur?) Les témoignages recueillis sur les fantômes au cours des âges par des gens qui prétendaient en avoir vus les représentent vêtus de blanc ou, le plus souvent, des habits de l'époque. Tradition fort ancienne, puisque les Egyptiens disposaient, autour du corps momifié, non seulement de la nourriture, mais aussi ses vêtements préférés, les bijoux et les objets qu'il utilisait quotidiennement. Jo se matérialise lors d'un épisode du récit "habillée de la blouse blanche et du pantalon bleu qu'elle portait le jour de sa mort." (561)

10 On comprend le choix du linceul blanc: le souci de King est de laisser planer le doute sur l'identité de ce fantôme qui dans le cas présent d'un fantôme qui agresse ne peut être que Sara, facilement reconnue si elle avait porté ses vêtements d'époque.

11 Mike prend pour la première fois des vacances depuis quatre ans, sur le conseil de Ralph Roberts le "petit vieux" d'Insomnie, que l'on retrouve dans ce roman pendant trois pages.

12 Conférence à Pasedona (Californie, 1986), dans George Beahm, Tout sur Stephen King, trad. Lefrancq 1996, 236.

13 King n'évoque qu'une fois l'ectoplasme. On appelle ainsi la matière dont sont constituées les diverses émanations liant fantôme et médium. Les premières allusîons à une substance indéfînie et amorphe faisant penser à l'ectoplasme des réunions spirites figurent dans les écrits des alchimistes du XVlle siècle qui évoquent l'existence d'une espèce de substance froide et passive, d'une lymphe trouble, d'une espèce de glaise molle et subtile, d'une masse visqueuse et gluante qui prend diverses formes: masse fluide, amas de filets, gaze; tantôt grise, tântôt blanchâtre ou au contrâire d'une blancheur éclatante, parfois lumineuse: "Une matière séminale blanchâtre - ectoplasmique, je suppose - se mit à s'écouler des compartiments du bureau en une douzaine de petits courants." (530)

14 De tels dons spéciaux sont volontiers accordés par King aux enfants: "Je pense que tous les enfants en ont. Ils n'ont pas encore mis de limite à leur perception des choses. Nous avons quelque chose qui ressemble à cette perception. Nous voyons ce que nous voyons. L'enfant voit tout. C'est un spectre très large." Phénix 2, 54.

15 Cette croyance est très ancienne et le Styx romain, fleuve qui permettait de passer au séjour des morts moyennant obole à Achéron, était peuplé d'âmes errantes condamnées à y rester dans la peine pour des raisons diverses.

16 "Ce n'était pas la première fois que le jouais à me faire peur ainsi. Je vois des choses, c'est tout. Passez votre temps à écrire des histoires et vous prendrez pour une empreinte de pied la moindre ombre sur le sol; la moindre trace dans la poussière vous fera l'effet d' un message secret. Ce qui tendait encore moins facile la tâche consistant à trier ce qui était vraiment spécial à Sara Laughs de ce qui était spécial simplement parc~ que mon esprit l'était." (150).

17 La mentalité de Mike est, sur certains plans, «pré-rationnelle», ne trace pas bien la limite entre le réel et l'imaginé, le psychologique. La première connaissance spontanée que les hommes ont eu du réel, dont on trouve encore des traces importantes dans les mentalités plus ou moins superstitieuses d'aujourd'hui, est bien éloignée de la pensée scientifique. Nous projetons spontanément sur le monde tout ce que l'éducation nous a fourni. La raison occidentale, qui n'a que quelques siècles d'existence dans l'histoire de l'humanité, a été la première à séparer nettement ce qui est imaginé de ce qui peut être expliqué et prouvé par des moyens irréfutables. C'est ce qui explique que les esprits de Mike et de la petite Kyra se rejoignent si facilement: la mentalité pré-rationnelle est proche de la psychologie enfantine. Et aussi que King est resté un grand enfant...

18 Le ouija est un appareil en bois de forme triangulaire, équipé de roulettes et éventuellement d'un crayon qui est utilisé lors de séances spirites. Les participants touchent le ouija avec l'extrêmité d'un index (peu importe que ce soit la main droite ou la main gauche), sans exercer aucune pression. Des déplacements peuvent apparaître (ou non), qui, préalablement codés, serviront de réponses aux questions posées. Le nom proviendrait de l'alliance des «oui» français et allemand. King a plusieurs fois cité le ouija dans ses romans.

19 L'esprit frappeur (ou poltergeist) saurait créer des effets psychokinétiques susceptibles de provoquer la chute ou le déplacement d'objets, des bris divers, des sonneries, pourrait éteindre et allumer les lumières, etc.

20 Mike est persuadé que le pouvoir de Sara pourrait aller jusque là: "Quelque chose l'a suivie jusqu'à Derry, peut-être parce qu'elle était enceinte... ou peut-être parce qu'elle en savait trop." (440)

21 Le linee sincroniche, cité par L. Pavesi, Cours pratique de spiritisme, 164, éditions De Vecchi, 1996.

22 Deux traductions, au choix, toutes deux intéressantes: lac de la brèche noire, ou lac de la marque noire...

23 "Je pensais au réseau de câbles que l'on ne voyait pas mais qu'on sentait, plutôt..." (313). Voir aussi 466, 548.

24 Autre influence du lieu, tous les descendants des assassins de Sara ont un prénom qui commence par K (466). C'est un prénom commençant par K que le couple Noonan avait projeté de donner à leur enfant.

25 Cette partie conforte mes hypothèses sur l'évolution psychologique de King concernant le sexe et la vie de couple, que j'ai tenté d'analyser dans King et le sexe.Avec des idées aussi originales que celle-ci, à laquelle il fallait penser dans une histoire de fantômes: le négatif de la photo préférée de Mike. Jo a caché des documents que Mike vient de découvrir: "Un élastique les maintenait ensemble. Sur le tout était posé un rectangle noir et brillant. Il fallut que je le prenne et le présente devant la lumière de la lanterne pour comprendre qu'il s'agissait d'un négatif.
Fantomatique, dans une nuance orangée, je vis l'image inversée de Johanna dans son maillot de bain deux pièces. Debout sur le ponton, les mains derrière la tête.
«Jo... », dis-je, mais ma voix s'étrangla. J'étouffais de sanglots. Je tins le négatif encore un moment devant la lumière, me refusant à rompre le contact."
(533)

26 Un exemple de procédé facile: "Lorsque je me retrouve à mi-chemin, et que s'élève devant moi la masse imposante, plongée dans l'obscurité, du chalet en rondins, la peur s'est infiltrée jusque dans mes os comme une fièvre. Quelque chose cloche ici, quelque chose ne va pas du tout. (...) J'entends une respiration enchifrenée derrière moi, dans le crépuscule grandissant, et des bruits de pas. La chose des bois est maintenant la chose dans l'allée. Elle est juste dans mon dos. Si je me retourne, sa seule vue me fera perdre la raison d'un coup. Quelque chose avec des yeux rouges, quelque chose de pesant et d'affamé." (68) Ce passage est gratuit et ne débouche sur rien.

Roland Ernould © 1999.
(
roland.ernould@neuf.fr).

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Stephen KING, le gothique et les fantômes de Peter STRAUB 1ère partie : Julia

Quand King rencontre Straub à Londres en 1977, et amorce leur projet de livre commun (Le talisman des territoires), ce jeune romancier de son âge a publié deux romans de fantômes Julia (1975) et Tu as beaucoup changé, Alison (1977). Il travaille sur Ghost Story, qui paraîtra en 1979, l'année pendant laquelle King préparait ses cours sur le fantastique moderne qu'il donnait alors à l'université, et qui deviendront Anatomie de l'horreur et Pages Noires. Les romans de Straub, qu'il analyse, constituent pour King des tentatives pour moderniser le fantastique, qu'il appelle aussi, à la manière américaine, le «gothique», occasion pour mon lecteur de voir le contenu de cette notion.

Stephen KING, le gothique et les fantômes de Peter STRAUB 2ème partie : Ghost Story

Julia comporte peu de personnages, et l'intrigue n'est que modérément compliquée. Avec Ghost Story, écrit dans la foulée, se produit l'achèvement de l'évolution de Straub: "Ce qui distingue Ghost Story, ce qui en fait une telle réussite, écrit King, c'est que Straub semble désormais avoir compris - de façon consciente - la nature du roman gothique et ses relations avec le reste de la littérature. En d'autres termes, il a découvert le mode de fonctionnement de ce fichu levier, et Ghost Story est un manuel d'instructions extraordinairement passionnant." Ce texte donne l'occasion de voir comment Straub, continuateur de la tradition, a su en tirer le meilleur tout en la transformant pour l'adapter à son temps. 

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

  différentes saisons

 # 5  : automne 1999

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