INTERVIEW DE VALERIO EVANGELISTI 

Photo de Francesco Gattoni ©

Valerio, c'est toujours avec plaisir qu'on t'aborde parce que l'on sait que l'on apprendra des choses intéressantes. Commençons par les questions les plus courantes, pour te situer dans l'esprit des visiteurs de la Foire qui ne te connaîtraient pas bien (est-ce encore possible ?). Quand eut lieu pour toi le « déclic » de l'écriture et à quel âge ?

Impossible de me le rappeler. Mes premiers travaux « littéraires » (petites nouvelles, bandes dessinées) remontent à mon enfance. En ce temps-là je ne pensais pas devenir un jour un écrivain professionnel, c'était hors de l'horizon de mes rêves: je voulais plutôt devenir un aventurier...


As-tu rapidement imaginé écrire des romans ? Les publier ?

Cela est arrivé très tard, et presque par hasard. Les romans ont été écrits après pas mal d'essais et des livres d'histoire. J'ai commencé à écrire des romans pour me distraire et amuser mes amis. Je ne considérais pas cela très sérieux, la seule activité sérieuse étant pour moi celle d'historien.

 

Veux-tu bien rappeler quelles ont été les péripéties des premiers manuscrits envoyés chez un éditeur ?

Si on parle de romans, j'ai envoyé Les chaînes d'Eymerich au Prix Urania en 1991. Mes amis avaient apprécié ce texte, moi je voulais surtout avoir un jugement professionnel. Je ne gagnai pas le Prix, mais la raison fut que mon roman était " trop raffiné " par rapport à la qualité moyenne de la collection; en plus, les éléments de SF " pure " y étaient rares. Il en fut ainsi pour mon deuxième roman envoyé au Prix l'année suivante, Le corps et le sang d'Eymerich. Finalement, j'envoyai en 1993 Nicolas Eymerich, inquisiteur, où j'avais introduit des vaisseaux spatiaux et d'autres composantes typiques de la SF. Il gagna le Prix, fut publié en 1994 et vendit un tas de copies (17.000 en quinze jours !). Ce fut le début de ma carrière...


Comment s'est passé ton premier contrat ?

Tout vainqueur du Prix Urania avait droit à la publication et à un contrat standard : 2000 euros et 5% de droits. J'avais alors 42 ans et cela ne changea pas ma vie, puisque je gagnais beaucoup plus. Le vrai argent est arrivé après, et j'ai pu quitter tout autre travail à la fin de 1997.


As-tu appris à travailler ton écriture ? Dans des ateliers ? des cours ? quand travailles-tu le mieux ?

J'ai toujours travaillé seul, aussi sur mon écriture. Je travaille de 12h à 15h, et de minuit jusqu'à 6h - 6h30 du matin. Ce sont les heures où l'on me laisse plus tranquille. Le reste du temps, je lis ou je me dédie aux activités quotidiennes... et naturellement je dors ! Le lieu idéal pour écrire est mon studio, la nuit, devant mon ordinateur, avec ma bière et mes cigarettes.


Es-tu déjà passé par des périodes de « sécheresse créative » ?

Jamais, jusqu'ici, en dix ans de carrière.


Travailles-tu sur un seul projet, ou sur plusieurs en parallèle ? Quelles recherches fais-tu pour un roman ?

Aujourd'hui je suis obligé de travailler à plusieurs projets. Normalement, je destine la nuit et tout le dimanche au roman en cours. La somme des recherches que j'effectue est énorme, vu la nature de ce que j'écris. Après chacun de mes romans, je me trouve avoir acheté jusqu'à 20 ou 30 volumes, quelquefois vraiment très rares.


Quel événement a été déterminant pour ta carrière ?

Le mystère de l'inquisiteur Eymerich, publié en feuilleton par le quotidien La Repubblica, m'a rendu tout d'un coup très connu. Cherudek et Métal Hurlant (dans l'édition italienne : l'édition française manque du chapitre final) ont attiré sur moi l'attention de la critique non spécialisée, et même académique. Mais mon roman préféré reste Le corps et le sang d'Eymerich, que je juge le mieux conçu.


Parlons maintenant d'Eymerich, puisque c'est par lui que tout le monde te connaît. Je vais te poser une question indiscrète. On sait - et cela transparaît dans mes articles - que tu as mis en lui beaucoup de toi-même. Or l'Inquisiteur évolue vers plus d'humanité au fil des livres, et je sais que, dans ton septième Eymerich à paraître en Italie, cette évolution sera plus sensible encore. Tu vois où je veux en venir : as-tu l'impression que l'évolution de ton personnage coïncide avec celle de ta personnalité?

En partie oui, bien des expériences que j'ai vécuesdans ma vie se reflètent dans mon personnage, naturellement transfigurées. Moi même, je me suis adouci, avec le temps. Mais le changement d'Eymerich fait aussi partie d'un projet qui commence avec le quatrième roman, Le Mystère de l'Inquisiteur Eymerich. Dans ce roman, Eymerich a une confrontation avec Wilhelm Reich, de laquelle il paraît sortir vainqueur. En réalité, quelque chose s'est broyé en lui. Dans les romans qui suivent, il y aura des confrontations de l'inquisiteur avec son vrai ennemi, le féminin. Un féminin abstrait dans Cherudek, plus concret dans Picatrix, jusqu'à mon dernier roman. Tu trouveras ici un parallèle très marqué avec l'un des thèmes du Roman de Nostradamus, texte qui fournit des clés aussi pour la compréhension du cycle d'Eymerich.


Dans tes romans, tu as l'art d'adopter comme lois des hypothèses ou des conceptions scientifiques marginales ou controversées, en tout cas considérées comme invérifiables par les méthodes et les moyens scientifiques actuels, par exemple la théorie des psytrons ou la bioénergie de Reich. Est-ce par nécessité littéraire, et/ou par goût du réfractaire, du transgressif ou de l'alternative?

Un peu tout ça. Je peux ajouter que je cherche des théories scientifiques capables de se rapprocher de la magie et de donner explication à des anciennes croyances. D'autre part, je trouve que la science tend trop souvent à tomber dans le péché positiviste de croire ses résultats inébranlables, en traitant d'hérétique qui ose les poser en discussion, même quand il s'inspire de la méthode scientifique. Quelquefois, ces hérétiques ont quelque chose à dire, et j'aime les faire connaître un peu.

Par exemple, je considère le temps comme facteur subjectif. La vérité du temps nous échappe. Le présent comme le passé sont filtrés dans mes romans à travers le regard d'Eymerich. Dans certains de mes livres récents, je souhaite que le lecteur se demande si l'aventure a vraiment eu lieu, ou si le personnage l'a rêvée. Par ailleurs, les hommes comme Eymerich survivent à leur époque, et resurgissent dans notre temps avec leur cortège de monstres et d'hallucinations.


Au travers de ton oeuvre court un spiritualisme particulier, qui semble avoir plusieurs sources, paraît éloigner tes personnages de trop de matérialité et qui doit plaire à ton lectorat sans qu'il s'en rende compte. Il ne m'a pas paru possible de faire un rapprochement avec une théorie religieuse connue. T'es-tu intéressé à l'origine de ce spiritualisme qui t'est propre?

Oui. Sa substance est de considérer un univers dont la réalité matérielle peut être en partie modelée par la pensée. Cela me vient de Plotin, d'Hermès Trismegiste, mais aussi de Jung et d'Heisenberg. Toutefois je ne crois vraiment à cette conception : je ne crois aveuglément en rien. C'est simplement une hypothèse intellectuelle qui me plaît. Peut-être qu'elle répond à des questions que je me pose sans le savoir.


Le symbolisme occupe une place importante dans ton oeuvre. On connaît tes sympathies pour les recherches de Carl Jung. Certains des symboles que tu utilises sont anciens (ce qui a trait au solaire et au lunaire par exemple) et correspondent à une théorie plus générale qui t'est propre et que tu appliques aussi bien à l'humain qu'à la politique. Comment en es-tu venu à établir cette correspondance?

Tout simplement à travers mes lectures. J'ai découvert, il y a bien d'années, que beaucoup d'archétypes correspondent à des valeurs. Normalement, ceux qui en faisaient un usage politique conscient étaient les fascistes (le soleil, le feu, la foudre, etc.), mais ils utilisaient des symboles qui renvoyaient à des valeurs tout à fait différentes. Il s'agissait par exemple de symboles du féminin, combattus avec férocité pas seulement par les fascistes, mais par l'Eglise, les cultures traditionnelles, etc. Je suis parvenu à penser que la bataille ancestrale qui se combat encore aujourd'hui est celle entre masculin et féminin, soleil et lune, culture et nature, gagné jusqu'à présent par le premier des antagonistes (dont Eymerich est la représentation atemporelle). Mais le but ne devrait pas être la victoire de l'un des deux : plutôt une conciliation.

Je dois ajouter que je fais un large emploi des symboles pour toucher mes lecteurs au-delà de la raison, dans leur subconscient. Ce n'est pas pour rien que, pendant une période de ma vie, j'ai été l'ami et le collaborateur d'un psychothérapeute italien très réputé.


Nostradamus est un personnage qui essaie de concilier science et occultisme. Quand tu l'as choisi, tu savais que les rapports entre ces contraires devraient nécessairement être évoqués. Est-ce seulement l'historien qui était intéressé par cette confrontation? Comme tu fais des réserves envers la science officielle, on ne peut que supposer ton attrait pour l'occulte.

Non, je ne suis pas intéressé par l'occulte. Plutôt par l'ésotérisme, en tant que philosophie (il y a un conflit historique entre occultistes et ésotéristes), et à cette conception de l'univers dominée par la pensée dont je parlais. Dans la série de Nostradamus, c'est celui-ci, je crois, le thème fort, non pas la supposée clairvoyance du « « prophète » ou sa passion pour la magie noire. Je n'ai aucun intérêt pour fantômes, tables qui dansent ou prévisions de l'avenir.


Les lecteurs avaient remarqué que la sexualité dans la série des Eymerich actuellement parus était plus que restreinte. Par contre, elle se débride nettement dans les Nostradamus. Est-ce uniquement pour des raisons littéraires? Car si le personnage d'Eymerich appelle naturellement l'ascétisme, il était possible de camper avec d'autres personnages des romans les scènes de sexe dont sont friands les éditeurs.

Le Roman de Nostradamus obéissait à des choix plus commerciaux, et le sexe m'était presque imposé par l'éditeur. Le cas des romans d'Eymerich est différent. En effet, initialement le personnage ne s'y prêtait pas, mais dans sa lente évolution psychologique, le sexe va rentrer, tu verras. Mon dernier roman, Il castello di Eymerich (note : Le Château d'Eymerich, en cours de traduction) a frappé en ce sens beaucoup de mes lecteurs (qui, à présent, sont surtout des lectrices, alors qu'à mes débuts c'était le contraire).


Je me permets d'insister, Valerio. Il y a la nouvelle Le souffle des Farc qui a bien excité tes confrères...

Il ne faut pas prendre trop au sérieux Le souffle des FARC, qui ne représente rien dans l'ensemble de ma production. J'ai écrit la nouvelle (en une seule journée) parce que Jean-Marc Ligny me l'avait demandé, en m'amusant beaucoup (note : pour son anthologie Eros Millenium). En particulier, en prévoyant que la plupart des nouvelles auraient été simplement érotiques, et même pas trop, je me suis amusé à en écrire une franchement pornographique. J'ai été étonné en constatant, aux Utopiales de Nantes, que cette petite plaisanterie avait eu du succès ! J'ai dû signer une quantité de copies ! L'idée de base me vient d'un roman d'Henry Miller (Sexus, si je me rappelle bien). Je ne sais pas si la technique sexuelle (et mortelle) que je propose marche vraiment. À Nantes, pendant la présentation de l'anthologie, j'ai exhorté les couples présents à l'essayer...

Il ne faut pas confondre les comportements sexuels d'Eymerich (pas plus que les goûts culinaires) avec les miens. J'ai plutôt un penchant pour une forme gentille et modérée de libertinage, dictée par une grande passion, pour les femmes, pas seulement corporelle. Beaucoup de femmes qui m'ont rencontré ont pu le constater.


Parlons maintenant littérature, en laissant de côté pour l'instant les aspects fantastique et science-fiction, les sujets les plus souvent évoqués par les chroniqueurs. On a souligné aussi l'aspect " aventures " de tes romans, et fait des références à Dumas, Zévaco et d'autres. On ne semble pas avoir mis autant en évidence les aspects "roman policier". Tu es grand amateur de ce que les universitaires appellent la "paralittérature", je suppose que tu apprécies aussi le genre policier? dans lequel il y a aussi généralement le bon et le méchant...

Oui, j'apprécie beaucoup aussi le roman policier, mais dans ce champ mes préférences vont surtout au roman noir, où la distance entre le bon et le méchant est parfois plus subtile.


Tes affinités avec Umberto Eco, qui écrit des romans auxquels les tiens ressemblent, et qui affiche les mêmes goûts pour la littérature populaire ("De superman au surhomme"), ont été souvent signalées. Peux-tu m'en dire quelques mots?

Honnêtement, je ne crois pas qu'il y a un rapport entre ce que j'écris et l'Umberto Eco de Le Nom de la Rose, au delà du fait que, dans ce roman (que j'admire), il y a des inquisiteurs du XIVe siècle. Eco, avec la maîtrise qu'on lui connaît, essaie de reproduire fidèlement le langage du Moyen Âge. Au contraire, dans mes romans, le langage et la psychologie des personnages sont modernes. En plus, j'essaie toujours de me projeter dans notre présent, pendant qu'Eco traite de ce dernier seulement à travers la métaphore. Je ne me suis pas inspiré du Nom de la Rose pour concevoir Eymerich, mais plutôt des films où Vincent Price jouait l'inquisiteur, en passant à travers le filtre de mes connaissances dans le champ de la psychologie.

Je dois ajouter que j'ai un profond respect pour Eco, l'un des idoles de ma jeunesse (j'ai modelé mon italien sur le sien, que je trouvais simple et parfait).


J'ai intitulé cet opuscule VERS UN MONDE DE MÉTAL parce que ton recueil Métal Hurlant avait mis vraiment l'accent sur cet aspect de l'évolution de notre planète. Tu as commencé, semble-t-il un nouveau cycle de romans ?

Métal Hurlant est une anthologie de nouvelles, qui, ensemble, composent une sorte de roman. Chacune des nouvelles prend le nom d'un groupe de rock heavy metal (Venom, Pantera, Sepultura, Metallica), et le thème de toutes est précisément celui du métal qui se substitue à la chair. Cela aussi de façon symbolique : avec le métal, ce qui progresse avec le temps est le froid dans les relations humaines, jusqu'au moment où personne ne reconnaît plus son proche comme faisant partie du même genre humain. Le danger le plus grand que je vois dans notre présent. Eymerich apparaît dans la première nouvelle du recueil, qui se poursuit dans la conclusion (effrayante, je crois). Il est en effet ici une sorte de démiurge, capable de modeler le monde à son image.

Métal Hurlant, qui se rattache aussi aux BD du célèbre magazine et aux univers délirants de Moebius et de Druillet, a eu en Italie un vrai succès de critique. Le genre de l'oeuvre, un western, me plaît. D'autre part, le protagoniste de la seconde nouvelle, le pistolero mexicain Pantera, m'intéresse. Pantera est devenu second après Eymerich dans les préférences de mes lecteurs. Les personnages sont cependant différents. Pantera, silencieux, asocial et parfois cruel, rassemble par ces aspects à Eymerich. Mais il a un sens de la justice beaucoup plus développé qu'Eymerich, et son comportement n'est pas pathologique comme celui de l'inquisiteur. I1 défend les faibles et les exploités, quelquefois malgré lui, et ce n'est pas comme Eymerich un représentant de ordre mais un rebelle.


Tes goûts cinématographiques sont-ils différents de tes goûts littéraires? Quel est ton rapport avec le cinéma? Et pourquoi Eymerich n'apparaît-il pas sur les grands écrans?

Le cinéma a très influencé, je crois, ce que j'écris. Pas mal de fois, l'inspiration pour une scène me vient non pas de la littérature, mais de quelque film qui m'a frappé. Je suis un grand passionné de cinéma, et surtout de cinéma de genre (western spaghetti, kung-fu, science-fiction, horreur, etc.).

L'arrivée d'Eymerich sur le grand écran est seulement une question de temps (dans le passé, j'ai vendu deux fois les droits a des producteurs italiens, mais ils n'avaient pas assez de capitaux pour le projet). J'ai commencé à travailler régulièrement pour le cinéma et la télé. Le premier des films écrits par moi qu'on verra en France et en Belgique sera une histoire de vampires, mais d'autres suivront, y compris une adaptation pour la télé Le roman de Nostradamus (une co-production européenne).


As-tu eu des occasions de participer à d'autres médias? La télévision, internet? Te paraît-il utile qu'un auteur occupe le terrain sur tous les fronts, le désir de renommée l'emportant souvent sur la nécessité de la qualité?

Le média que je pratique le plus c'est la radio : non pas personnellement, mais à travers des feuilletons avec Eymerich comme protagoniste (trois jusqu'ici, en 30 épisodes chacun ; j'ai aussi reçu un très important prix international destiné au meilleur scénario radiophonique). La télé italienne m'a interviewé plusieurs fois ; les journaux très souvent.

Ce sont ces médias qui ont, les premiers, tenté des interprétations de mon inquisiteur : la BD, la musique (plusieurs groupes rock, aussi bien heavy metal - par laquelle je suis passionné - que punk, se sont inspirés d'Eymerich). Le groupe des Time Machine a sorti un CD : Evil, premier d'une trilogie inspirée de mon roman Cherudek. Il existe même un drame lyrique sur lui. Le monde des jeux de rôle et des jeux vidéo s'y intéresse. Quant à Internet, on peut dire que j'y vis dès le commencement.
Au contraire, mes parutions publiques personnelles sont, aujourd'hui, très rares en Italie. Je les trouve trop fatigantes, et je préfère m'exprimer à travers ce que j'écris (pas seulement les romans : j'écris aussi pas mal d'articles). Le métier d'un écrivain, c'est écrire, non pas la chienlit.


Tu as fait beaucoup pour la science-fiction italienne en Italie même. Mais n'as-tu pas l'impression qu'à l'étranger tu as involontairement éclipsé les autres auteurs? Je connais le nom de ceux qui figurent dans ton anthologie, j'ai lu leurs nouvelles, mais je ne connais en France que quelques romans de Luca Masali et Nicoletta Vallorani...

Si on ajoute à ces noms Franco Ricciardiello et peu d'autres, on a tous ceux qui, de la science-fiction italienne, valent la peine d'être lus, à part quelques beaux noms du passé. La Science-Fiction italienne, comme la SF internationale d'ailleurs, doit renoncer à ses clichés et utiliser ses immenses possibilités. C'est une forme littéraire qui peut être très ouverte et elle doit craindre, si elle ne le fait pas, de perdre son identité. Par ailleurs, je ne sais pas si je suis vraiment un auteur de SF... Je préfère être défini un auteur de fantastique, qui fait des incursions dans la science fiction (et dans bien d'autres genres).


Tu as terminé le huitième volume de la série des Eymerich, et une suite est prévue d'après mes informations. Les lecteurs français en ont lu Picatrix et attendent impatiemment Le Château d'Eymerich. Penses-tu poursuivre encore longtemps les aventures d'Eymerich? Tu as déjà, semble-t-il, avec la série des trois Nostradamus, éprouvé le besoin de changer d'air. Et maintenant Pantera ?

Je ne suis pas encore fatigué d'une série qui est une sorte d'autobiographie masquée. Les lecteurs non plus, heureusement (le dernier Eymerich est resté pendant cinq semaines en tête de la liste des livres italiens plus vendus). Mater Terribilis , la nouvelle d'Eymerich (un roman " pychanalitico-fantastique ") a été parmi mes plus grands succès, avec six éditions en quatre mois; Antracite (une sorte de western " politico-fantastique " avec Pantera), a été très bien accueilli par la critique, mieux que tout autre de mes romans. Pour moi, écrire les Eymerich est une espèce de psychothérapie : on n'y renonce pas facilement. Avec mon nouveau personnage Pantera, j'ai cherché à décrire dans Antracite un autre aspect d'une personnalité complexe qui rassemble à la mienne.


Bien que tes romans fassent partie de la littérature d'évasion, tu t'es toujours montré politiquement très contestataire, et tu n'hésite pas à t'en prendre à des organismes internationaux comme le F.M.I., après avoir précédemment mis à mal pratiquement tous les états et leur politique. Je sais que les politiques de gauche molles, comme celles entre autres de la gauche française, n'ont pas plus ton adhésion que les régimes totalitaires. Tu n'es pas non plus un révolutionnaire. Tout cela retentit sur ton oeuvre. Il est finalement difficile de savoir où tu en es...

J'ai un très long passé de militant de l'extrême gauche italienne, surtout dans le mouvement dit Autonomie Ouvrière. Actuellement je ne fais plus de politique active, mais je n'ai pas renié ces idées (Eymerich est un peu la synthèse de tout ce que j'ai combattu, dans la société et dans moi même). Je me considère comme un libertaire, mais aujourd'hui, à des choix moraux très forts (antiracisme, antimilitarisme, antifascisme, etc.), ne correspondent plus des choix politiques trop précis. Ce n'est pas ma faute : c'est la gauche qui a changé, pas moi. Me voici « A Rebel without a Cause » sans l'avoir voulu... J'écris des articles politiques dans les journaux et revues (Le Monde Diplomatique en publie régulièrement), mais je ne veux pas transformer mes romans en romans-manifestes, pas apporter de discours idéologique. Je crois davantage à la provocation, à l'ambiguïté et à l'inquiétude qui fait réfléchir, douter. À mes lecteurs de s'interroger, de se demander pourquoi ils trouvent si fascinant un ennemi de la liberté comme Eymerich. Je ne veux pas écrire une oeuvre aux intentions pédagogiques imposées. Je souhaite seulement poser des questions, à mes lecteurs de les résoudre.


Tu as une apparence froide, mais tu te révèles très chaleureux pour tous ceux qui te connaissent. Tu as un club de fans en Italie, qui a son site sur Internet, et avec lequel tu es en relation. Tu passes du temps à ton courrier avec tes lecteurs. Tu participes à des colloques et ateliers, et tu es venu souvent en France. Je ne pense pas que tu le fasses pour des raisons commerciales, mais cela te prend du temps. Est-ce ton lectorat qui brise ta carapace?

Je suis convaincu que l'écrivain de romans populaires n'écrit pas ses bouquins tout seul : il doit avoir toujours son public assis près de soi. Pour que ce soit possible, il faut qu'il ne s'isole dans une tour d'ivoire, mais qu'il se mêle à ses lecteurs sur un plan d'égalité : ils sont des collègues, au fond... D'ailleurs, dans mon âme, je ne suis pas froid du tout, même si quelquefois j'ai difficulté à communiquer ma chaleur (surtout avec les hommes, alors qu'avec les femmes la communication est beaucoup plus facile : peut-être qu'avec elles je me sens moins menacé). Mon activité d'écrivain m'a heureusement permis de me libérer d'une bonne partie de ces handicaps...


On ne peut, bien sûr, terminer cette interview sans que tu nous parles de tes projets...

En avril 2004, il y aura à Trieste la première du film Evangelisti R.A.C.H.E., que le metteur en scène sicilien Mariano Equizzi a tiré de mes nouvelles. En une version plus longue, le film sortira en salle vers la fin de l'année. Pour le cinéma, j'ai aussi écrit le sujet du film Carmilla, librement tiré de la nouvelle de Sheridan LeFanu (l'action se passe dans la ville de Bologne en 1797, au temps de l'occupation napoléonienne). Il s'agit d'une co-production italo-allemande avec un metteur en scène autrichien, Stefan Ruzowitzky. On va commencer le tournage en juin 2004. J'ai écrit aussi le sujet du film Marco Polo, une co-production italo-chinoise dirigée par le metteur en scène Che-Kirk Wong. Le projet est très ambitieux et on ne tournera pas avant 2005.

Pour la télé, je suis en train d'écrire l'adaptation du roman de Nostradamus. Il s'agit d'un feuilleton en deux épisodes: une co-production à niveau européenne.


Merci, Valerio, pour ces propos d'autant plus précieux qu'ils comportent des nouveautés et proviennent d'un auteur populaire authentique, qui ne se contente pas de raconter des histoires, mais a aussi des choses importantes à nous dire. Et nous attendons avec impatience de lire tes prochaines oeuvres.

Merci à toi, cher Roland.


© janvier 2004, Valerio Evangelisti

Document de travail de Valerio Evangelisti